L'ETOILE ET SON HISTOIRE par Ghislain LANCEL

L’évasion de Gaby Hérouart, 1943

Il y a quelques années, le jeudi 27 février 2005, la France, l’Europe et tous les pays concernés commémoraient le 60anniversaire de la libération d’Auschwitz. Les Présidents s’agenouillaient pour déposer une bougie. Empreint d’une grande émotion, le commentateur de la retransmission télévisée se plaçait dans l’histoire : "Il est essentiel de rappeler notamment aux jeunes ce qui s’est passé dans un pays dit civilisé, cet abominable crime contre l’humanité". L’Etoile a aussi payé son tribut à cette abomination. Quelques hommes en ont réchappé : Gabriel Hérouart est de ceux-là, qui est passé au travers des mailles des Allemands alors qu’il allait se retrouver aux portes de l’enfer. A la fin de l’émission télévisée, Jacky Hérouart prit la décision de témoigner, lui aussi, pour L’Etoile : "Sans perdre de temps, j’ai ressorti toutes mes notes pour raconter toutes les mésaventures de Gabriel, mon parrain. J’ai également appelé sa fille Yvette et sa petite fille Micheline Hérouart afin qu’elles me confirment certains détails et qu’elles me remémorent quelques évènements de son encensée évasion."

Gaby Hérouart, jeune, sportif, forte tête...

Gabriel, que tout le monde surnommait familièrement Gaby, était né en juin 1909 à Pont Rémy. Il effectua toute sa carrière professionnelle chez Saint Frères aux Moulins Bleus comme tisseur. Comme la plupart de ses collègues de travail de l’époque, il était syndiqué à la C.G.T. et il n’était pas le dernier à se mettre en grève quand les besoins s’en faisaient ressentir. Il a pratiqué tous les sports possibles à l’Etoile ; de l’athlétisme, du ballon au poing, du football et du tennis de table. Durant toute sa vie, n’ayant jamais passé son permis de conduire, si on le rencontrait partout dans le canton ce n’était que sur son vélo de course ! Avant que Saint Frères ne mette un bus à disposition pour transporter les équipes de foot sur les terrains adverses, il lui arrivait très souvent de faire 30 km à vélo pour se rendre sur le stade afin de participer à un match de foot ou de ballon au poing.

Il avait donc 35 ans quand les allemands arrivèrent à l’Etoile et comme de bien entendu au vu de son caractère l’accueil ne fut pas très amical. Dès le 1er jour il fut catalogué de forte tête ! En outre comme ses convictions politiques étaient tournées vers le communisme, les allemands n’eurent aucune retenue. Toutefois Gaby, pensant à sa femme handicapée et à leurs trois enfants âgés de 6, 10 et 12 ans, fut (presque) raisonnable durant les premières années de l’occupation. Et sinon, il prenait d’énormes précautions. Il eut néanmoins à subir durant trois ans de très nombreux interrogatoires de la part de la Kommandantur, au chalet Lancel. Comme de nombreux sabotages étaient commis çà et là dans les environs il fut souvent soupçonné de déplanter les asperges Rommel à proximité du bois du Caurroy près de Domart ou de couper les liaisons téléphoniques et comme il ne mettait jamais de bonne volonté à reboucher les trous de bombes occasionnés par les bombardiers anglais plus d’une fois il crut comprendre d’un officier allemand parlant très mal le français que cela lui jouerait un mauvais tour.

Mais tout être humain normalement constitué ne peut rester imperturbable, des mois et des années durant devant des remontrances souvent injustifiées, et ce qui devait arriver arriva… Il "vida son sac" devant un officier, le regrettant aussitôt, mais trop tard ! Le mal était fait. Humilié et revanchard, l’officier allemand avait le devoir de domination. Il se devait de terrifier les uns et de fanatiser les autres, par l’exemple et avec ces mensonges qu’ils appelaient "la propagande et l’exaltation de la race et du sang". Mon parrain venait de faire un choix. Français communiste il était, français communiste il resterait, marquant même son dégoût lorsque dans un très mauvais français il crut comprendre dans les commentaires de l’officier "qu’il était traître de sa patrie et de sa race et serviteur de Moscou !".

Arrêté, détenu à Amiens puis à Compiègne

 

Un matin de la mi-juillet 1943, de très bonne heure, Gabriel eut la surprise d’être réveillé par des coups frappés violemment à sa porte. Dès qu’il fut habillé et eut ouvert sa porte ce fut pour se retrouver en face de trois ou quatre allemands, fusils à la main. Ils lui donnèrent l’ordre de faire sa valise, avec le minimum, et de monter dans le camion qui se trouvait devant sa porte, camion dans lequel s’entassaient déjà de nombreuses personnes. Ce camion les emmena vers Amiens, avec de nombreuses autres haltes en cours de route. Ils se retrouvèrent tous enfermés à la prison de la route d’Albert à Amiens, et parfois surveillés pas des gendarmes français. Ils étaient entassés provisoirement jusqu'à 8 ou 10 dans une cellule ne pouvant contenir au maximum que 5 personnes, avec le prétexte que ce n’était que pour deux ou trois jours uniquement. La nourriture, distribuée une fois par jour, n’était pas ce qu’il y avait de mieux mais elle avait quand même le mérite de calmer la faim.

« Un matin, nous devions être fin juillet début août, nous nous retrouvâmes tous dehors dans la cour, cellule par cellule et de nouveaux nous fumes priés de remonter dans un camion bâché. Et cette fois ce n’était pas un seul véhicule mais tout un convoi de camions qui attendaient. Le convoi s’ébranla avec ça et là des autos-mitrailleuses qui nous accompagnèrent. Ainsi surveillés toute fuite était impossible. Après un voyage d’environ une heure trente nous descendirent dans un camp possédant de nombreuses cabanes en bois. J’appris beaucoup plus tard que nous étions près de Compiègne dans le camp d’internement de Royallieu. Ce camp était situé dans la campagne et il était entouré de palissades hautes de plus de trois mètres avec une triple rangée de fil de fer barbelés. Il était entouré de chemins de rondes et de miradors où un soldat assurait la surveillance avec une mitrailleuse.

A notre descente du camion un allemand gueulait comme si nous étions des bêtes et comme nous ne comprenions absolument rien, il nous poussait les uns contre les autres Nous avons essayés de nous regrouper le plus possible mais sa colère ne fit qu’empirer. Je me suis dis, il est con ou il est débile cet idiot ! C’est alors qu’un interprète intervint. Il brailla aussi fort que son collègue avec un tel accent français que nous avons eu bien des difficultés à comprendre qu’il voulait nous dire, que nous devions nous aligner par colonne de cinq, qu’ici il n’y a pas d’évasion et que le châtiment outre le mitraillage se transformait sous la forme de coup de triques Et c’est alors que 6 d’entre nous pris au hasard se retrouvèrent entièrement nus et que les triques s’abattirent sur ces corps nus  ; C’était poignant et inhumain. Cette fois nous avions compris le message. Quand à nos 6 malheureux collègues deux d’entre eux étaient tellement atteints sur tout le corps que leurs souffrances furent abrégées par une balle qu’ils reçurent dans la tête. Moi qui, croyais avoir tout vu et tout vécu de l’horreur humaine, en quelques secondes je venais de me rendre compte que le pire ennemi de l’homme c’était l’homme.

La propagande avait bien rempli son office. Hitler disposait de centaines de milliers d’hommes ivres d’orgueil, bourrés de haine, mentalement fanatisés par le mythe de la race et à qui tout était promis comme tout était permis. Toute leur éducation consistait à faire remonter du fond d’eux-mêmes les pires instincts.

Pendant plusieurs nuits je ne pus trouver le sommeil horrifié par ce que je venais de vivre. Avant de nous diriger vers notre bloc respectif notre maigre valise fut saisie et vidée de son contenue, stylo, papier à lettre, argent, photos, vêtements, etc.

Après le comptage un tri fut effectué et chacun doté d’une plaque ou d’un morceau de tissu le caractérisant : une étoile jaune pour les juifs, un triangle rouge marqué d’un F noir pour les politiques français, quand à moi je fus affublé d’un triangle noir. J’ai su beaucoup plus tard que j’étais catalogué parmi les associables ou réputé mutin !

Chaque groupe fut dirigé dans sa section et je me suis retrouvé dans le camp C. En entrant dans la baraque à peine le pied sur la première marche j’étais plutôt près à faire demi-tour que d’y pénétrer. Il y régnait une odeur pestilentielle, mais je n’avais pas le choix. Poussé par l’ensemble de mes collègues je me retrouvais pratiquement au fond de la chambrée et c’est à cet instant que j’eus une énorme surprise. Sans me faire extrêmement plaisir cela me remit un peu de baume au cœur Je venais de reconnaître une personne de connaissance de Flixecourt qui me faisait de grands signes de le rejoindre, en l’occurrence Pierre Wable, menuisier charpentier chez Saint Frères, qui venait parfois aux Moulins Bleus pour effectuer quelques travaux.

La nourriture était maigre : un peu d’eau chaude dans laquelle on avait parfois la chance d’y trouver quelques menus morceaux de rutabagas. Nous avions droit également à une boule de pain qu’il fallait partager en six et malheur au dernier servi, il devait accepter ce qu’il restait. Nous avions également un morceau de margarine pas plus grand ni plus épais qu’une langue de chat ! Les conditions sanitaires étaient plus que déplorables et notre literie, si l’on peut appeler cela une literie, était composée d’un vulgaire sac de jute rempli de paille avec des tas de vermines diverses. La nuit le camp était constamment éclairé et parfois nous entendions le crépitement des mitraillettes. Le lendemain matin à l’appel, les corps de ceux qui avaient tentés de s’enfuir étaient allongés au milieu de la cour servant d’exemple pour l’ensemble de tout le cantonnement. La dégradation physique se poursuivait par l’épuisement dans des conditions atroces de faim, de soif et de froid. Attentes interminables la nuit sans aucune alerte, coups qui pleuvaient sur ceux qui essayaient de soutenir leur voisin suite à une défaillance : c’était terrifiant et innommable. »

Pierre Wable était donc menuisier charpentier chez Saint Frères mais il était appelé a faire des travaux dans toutes les usines Saint Frères de la vallée et au-delà. Il lui arrivait même de remplacer les vieilles traverses de chemin de fer usagées ou d’effectuer des remplacements de charpente à plus de 12 mètres de haut avec les moyens du bord de l’époque. C’était un grand gaillard, bâti comme une armoire à glace et doté d’une force herculéenne. Comme Gaby, lui non plus n’avait pas sa langue dans la poche, ce qui expliquait sûrement sa présence dans ce camp.

Le camp de Royallieu était géré exclusivement par les allemands. On y trouvait des hommes, des femmes et des jeunes gens d’une vingtaine d’années. Après Drancy c’était le deuxième camp d’internement de France sous l’occupation. D’une superficie de 15 hectares il comptait 25 baraques de 60 mètres de long sur 15 de large en forme de U et entassait entre 1200 et 3000 personnes, c'est-à-dire plus du double qu’il ne pouvait accueillir soit pratiquement trois convois prêts en partance pour l’Allemagne. Il reçu plus de 50 000 personnes résistants, juifs, droits communs etc. C’était un camp de transit c'est-à-dire entre la prison d’où l’on vient et le camp où l’on va, en Allemagne ou dans les pays annexés par le 3Reich en Europe Centrale. D’ailleurs Gabriel et Pierre savaient que lorsqu’ils voyaient partir un convoi en direction de la gare de Compiègne pour les camps de concentration ou d’extermination de l’Allemagne, le lendemain un nouveau convoi de camions venus des prisons environnantes remplissait de nouveau les baraques vides.

Le train de la mort

Conscients qu’un jour ils prendraient eux aussi la direction de la gare, l’attente était interminable. Tous les matins aux aurores ils se disaient "C’est sans doute pour aujourd’hui…". C’était insoutenable d’autant plus que le moral, comme l’on sans doute, était au plus bas ! Et un matin, le 15 ou le 17 septembre 1943, tous les occupants du bloc C furent rassemblés à l’extérieur par colonne de cinq.

Et au coup de sifflet d’un officier les quelques centaines de prisonniers bien encadrés par des soldats portant tous un fusil, sortirent de la cour pour se rendre à pied à la gare de Compiègne. Cette manœuvre était la plupart du temps effectuée le matin de très bonne heure pour échapper aux regards des Compiégnois, mais bien souvent il y avait foule à toutes les fenêtres de la ville. Et bientôt ils se retrouvent tous devant une dizaine de wagons, toutes portes grandes ouvertes. Gabriel et Pierre parviendront à ne pas se séparer malgré la panique provoquée par les chiens lâchés tout exprès par les allemands afin d’accélérer le remplissage des wagons. Et pratiquement toutes en même temps l’on entend les portes glisser sur leur rail et le fracas du loqueteau chutant sur sa ferrure, interdisant par le biais d’un énorme cadenas d’ouvrir cette porte tant que le convoi ne se trouverait pas en Allemagne, ou ailleurs !

Cette fois c’en est fini, Pierre et Gabriel se regardent les larmes aux yeux. Après avoir été séparés de leurs femme, enfants, famille et amis, ils vont maintenant devoir quitter leur France bien aimée. Le train démarre pour une destination qu’ils ignorent. Chacun essaie de se caler le mieux qu’il peut puisqu’il n’est pas possible de s’asseoir. Déjà l’on vient de quitter Compiègne, l’on roule dans la campagne. Quelques uns font connaissance avec leurs voisins, histoire de passer le temps, mais le cœur n’y est pas. Ils sont bien trop préoccupés de savoir ce qu’ils vont devenir. La chaleur commence à se faire ressentir. La seule lucarne ouverte, obturée avec du fil de fer barbelé, est très convoitée Mais ceux qui se trouvent à proximité ne souhaitent pas se déplacer. Un vulgaire seau sert de tinette et bientôt une odeur pestilentielle se dégage dans le wagon. Mais ce qui devient critique c’est le manque de boisson ; la soif commence à provoquer des disputes pour s’approcher de la lucarne et profiter du peu d’air frais. En outre la fatigue se faire ressentir après de nombreuses semaines de malnutrition. On ne sait plus comment se tenir, sur quel pied prendre appui. Pendant ce temps le train roule, roule, roule encore et toujours. Certains ont cru reconnaître les tours de la cathédrale de Reims, on se dirigerait donc vers l’est. Plusieurs internés situés au milieu du wagon n’en peuvent plus. Ils souhaiteraient pouvoir s’appuyer contre une cloison afin de prendre quelques repos. Certains s’effondrent même, pris de malaise. On les entasse pratiquement les uns sur les autres par manque de place. Concernant Gabriel et Pierre qui jusqu'à présent sont toujours restés groupés à un mètre environ d’une cloison, après quelques discussions avec leurs collègues ils parviennent enfin à se relayer pour s’appuyer dos contre la cloison en sens inverse de la marche du train. Prenant appui cinq minutes sur le pied droit épaules contre épaules, puis cinq autres minutes sur le pied gauche.

Après une vingtaine de minutes de "repos" l’on se prépare à une nouvelle mutation, mais Pierre insiste avec fermeté pour rester quelques minutes supplémentaires exactement où il se trouve. Il a fait une observation mais pour l’instant il conserve pour lui ce qu’il vient de découvrir. Il pose ses deux pieds côte à côte sur le plancher puis il attend. Tous les regards sont tournés vers lui, personne n’y comprend rien, pas même Gabriel. Qu’attend-il  ainsi sans bouger ? Certains imaginent le pire, une maladie, le stress, une crise de folie ?

Mais n’oublions pas que Pierre est menuisier charpentier et c’est donc l’homme de métier qui attend l’évènement. Quand soudain il a un sourire énorme, il n’a pas rêvé. Il pousse tout ceux qui le gène puis s’agenouille sur le plancher, demandant à ceux qui le peuvent d’en faire autant et de regarder l’endroit où il avait les pieds quelques minutes auparavant. L’attente est longue, trop longue pour certains qui se demandent s’il n’est vraiment pas en train de divaguer. Quand soudain, sûrement suite à un défaut de la voie ferrée, le wagon vient de faire des mouvements de gauche à droite et deux lames du plancher viennent de se disjoindre au point qu’ils viennent d’apercevoir les traverses et le ballast. Il leur faut exploiter cette trouvaille mais la fissure ne faite qu’à peine un centimètre de large sur trente à quarante centimètres de long c'est-à-dire jusque la lame suivante.

L'évasion

Des plans s’échafaudent mais avec les moyens du bord, quasiment rien, cela devient mission impossible. Mais la solidarité joue, sorti d’on ne sait où, six couteaux de poche ayant échappés aux fouilles font leur apparition. On sacrifie une paire de chaussure en découpant des lanières de cuir et dès que les lames s’écartent de nouveau on introduit une lanière de cuir dans la fente qui ne se refermera plus jamais !!! On se congratule, on s’embrasse, on entrevoit déjà la liberté au travers ce minuscule interstice. Et aux mouvements suivant du wagon ce seront deux, puis trois, puis six et huit lanières qui maintiendront la fente ouverte au poing que l’on pourra passer une main à l’extérieur du wagon. Ce sera le maximum. Cette fois ce seront les couteaux qui entreront en service en prenant bien soin de ne pas casser les lames. Deux hommes s’agenouillent en vis-à-vis l’un à droite, l’autre à gauche, se remplacent assez souvent, tant l’effort à fournir est important pour des hommes à bout de fatigue. Une première lame est enfin supprimée. Il faudra encore plus d’une heure de dur labeur pour qu’enfin l’on estime que quatre lames supprimées soient suffisantes pour le passage d’un homme !

Le plus hardi d’entre tous passe le tronc par le trou pour étudier le meilleur moyen de s’évader mais il remonte très vite, dépité. Si l’espace entre le moyeu des roues et les traverses en bois sur le ballast est suffisant pour le passage d’un corps, par contre les allemands ont fixés une espèce de grille à l’arrière du dernier wagon, grille qui descend jusqu’à quelques centimètres des traverses en bois. Il est donc impossible de se laisser glisser sur la voie sans se faire déchiqueter par cette grille. Quant à essayer de passer entre les roues c’est une véritable opération suicide. Fou de rage Gabriel s’engage à son tour dans l’ouverture puis reste immobilisé un certain temps étudiant sérieusement la situation. L’attente est longue, mais lorsqu’il refait surface il annonce que c’est périlleux mais pas impossible. La chance est que leur trou se trouve pratiquement contre la cloison et qu’ainsi il existe une possibilité d’attraper l’énorme vis utilisée pour l’étrier avec lequel les cheminots attachent les wagons les uns aux autres Malheureusement ce sera par la force des bras qu’il faudra essayer d’atteindre les tampons sur lesquels il faudra monter avant de se jeter dans le vide. Un autre problème se pose mais il sera très vite résolu, c’est celui des jambes et pieds qui risqueraient de traîner sur le ballast et d’accrocher les traverses. Il suffira de placer un pantalon tendu au dessus du vide par deux personnes tirant de chaque côté, le fuyard pourra prendre appui dessus. Le moment approche, on se prévient les uns les autres que le dernier wagon n’est qu’une simple plateforme dotée d’une mitrailleuse inactive. Suite à de nombreuses évasions de ce genre les allemands sont prêts à fusiller les fuyards.

C’est à Gabriel que revient l’honneur d’expérimenter cette fuite suivi immédiatement par Pierre, l’inventeur de cette évasion. Ancien sportif Gabriel n’éprouvera aucun mal à se retrouver à l’air libre debout sur le tampon de gauche. Il aidera Pierre à s’extraire de l’orifice et de se redresser sur le tampon de droite ; Comme prévu d’avance ils sauteront en même temps, l’un à droite et l’autre à gauche pour éventuellement perturber les allemands s’ils sont repérés ! Et tout se passe le mieux du monde. Gaby est indemne, Pierre se relèvera avec quelques ecchymoses et une épaule douloureuse, mais il a autre chose à penser. Il faut s’éloigner le plus possible de la voie ferrée. A leur avis il leur faut prendre la direction du sud ouest et c’est au pas de course qu’ils se dirigèrent vers une forêt distante de quelques kilomètres. Mieux, ils poursuivent encore plus loin jusque vers une cabane de bois en pleine nature. Comme il est imprudent de s’enfuir le jour ils préfèrent se reposer dans cette cabane et attendre la nuit pour la fuite. Ils s’étaient allongés dans la paille toute fraîche afin de reprendre des forces, quand soudain ils entendent des voix et des bruits de pas dans la caillasse. Se redressant en quelques secondes chacun une pelle à la main de chaque côté de la porte, lorsqu’elle s’ouvre, ce n’est que pour apercevoir… deux autres évadés qui viennent également se cacher dans la cabane ! Ils s’allongent à nouveau tous les quatre dans la paille. Cauchemar éveillé, ils ont l’impression d’entendre dans le lointain le crépitement d’une mitrailleuse... Etait-ce celle de la plate forme de leur train, une hallucination ? Des fuyards venaient-ils d’être découverts ? Ils ne le surent jamais.

Le retour au pays

Et la nuit venue, à peine reposés, se souhaitant bon courage pour la suite des évènements, ils se séparent en deux groupes, prenant chacun une direction différente. C’est au cours de cette première nuit qu’ils s’aperçurent qu’ils se trouvaient encore en France, dans la Meuse, à proximité de Commercy sur la route de Bar-le-Duc. Se remémorant leurs notions de géographie ils se fixent mentalement leur itinéraire, à savoir Chalons, Reims, Saint-Quentin, Amiens et enfin la Vallée de la Nièvre. Tout à leur joie de retrouver bientôt leur famille ils ne pensent pas encore que c’est là que leurs ennuis commenceront vraiment. Pour l’heure, c’est le matin et la faim commence à les tenailler tandis que leurs vêtements sont en lambeaux. Après avoir longuement surveillé une ferme isolée, Gabriel et Pierre prennent le risque de s’y rendre. Par chance, ils y sont très bien accueillis. Le soir, complètement métamorphosés après un copieux repas, ils reprennent la route, emportant même un énorme baluchon de victuailles pour plusieurs jours. C’était le dimanche 19 septembre 1943.

Après des nuits et des nuits de marche, contournant villes et villages ils mettent enfin les pieds dans la Somme. Le baluchon vide et ne désirant pas se faire remarquer si près de chez eux ils se nourrissent de rapines, des œufs qu’ils gobent, et comme c’est la saison des pommes, ils ne se privent pas de ce fruits juteux. La nuit du 8 au 9 octobre, enfin, ils se retrouvent devant chez eux ! Mais c’est pour déchanter aussitôt ! La kommandantur est toujours à l’Etoile : il est vital que les retours de Gabriel et Pierre soient ignorés de presque toute la population. Gabriel ne peut toutefois s’empêcher de vouloir signaler sa présence à sa femme dont la chambre se trouve à l’étage. Il ne peut crier, ni taper à la porte ni aux fenêtres, de peur de réveiller les voisins. Il se décide à jeter des gravillons sur la fenêtre de la chambre : Bernadette se lève enfin, éberluée de découvrir son époux devant la porte, ayant imaginé le pire après bientôt trois mois qu’elle ne l’avait plus vu et dont elle n’avait évidemment aucune nouvelle !

Une nouvelle épreuve

La joie des retrouvailles passée, une autre épreuve commence dès le lendemain matin, et c’est la même pour Pierre. Il faut absolument faire comprendre aux trois enfants qu’ils doivent continuer à vivre comme si leur père était toujours absent, et ne jamais parler de lui. Gabriel reste donc enfermé 24 heures sur 24 dans sa chambre. Cette vie de reclus devient vite insupportable, invivable, tant les précautions de toutes sortes sont contraignantes, il peut être découvert à chaque instant de la journée. Pierre, qui ne supportait plus non plus de vivre en permanence enfermé dans sa propre maison, lui fait passer un message. La mort dans l’âme, il pense qu’il était préférable qu’ils quittent leur village. C’est donc décidé, une nuit ils se retrouvent à la sortie de L’Etoile et partent en direction de la Normandie, avec comme première étape Neuchâtel-en-Bray, reportant pour la suite une solution d’improvisation selon les circonstances.

Ils errent donc à nouveau durant des semaines, marchant surtout la nuit et se dirigeant toujours là où il y a des forêts, en évitant les villes mais effectuant cependant quelques incursions dans des villages afin de trouver de la nourriture. De temps en temps, par le biais d’un ami de confiance mis dans le secret par Pierre, ami n’habitant pas à L’Etoile ni même à Flixecourt, les deux hommes font parvenir un courrier à leur famille, quelques nouvelles, rien de plus, pour les rassurer.

Une nuit enfin, alors qu’ils suivent sans but précis un large sentier depuis plusieurs centaines de mètres ils entendent dans le lointain un bruit caractéristique : c’est la mer ! Par contre ils n’ont aucune précision sur le lieu où ils se trouvent. Ils cherchent dans les abords immédiats un endroit pour passer la nuit. Le lendemain matin, après avoir erré dans les environs et avoir constaté que les habitants qu’ils croisaient ne les regardaient pas d’un air suspect, ils se décident à entrer franchement dans la ville, comme des touristes. Ils sont à Carnac, Morbihan !

Apparemment il n’y a pas d’allemands dans la ville ni dans les environs, aussi ils se rendent à la mairie où ils racontent leur histoire. Dans un premier temps on leur trouve un abri dans un logement de fonction désaffecté. Quelques jours plus tard ils reçoivent de la visite. Deux agriculteurs qui en période d’hiver complètent leur activité par la pèche en mer se proposent de les loger et de les nourrir sous condition d’une aide à la ferme et éventuellement de participer à la pèche en mer. Gabriel et Pierre n’ont pas d’autres choix, ils acceptent. C’est ainsi que pendant des mois ils restèrent à Carnac sans pratiquement aucune inquiétude.

Retour définitif

Vint enfin le 6 juin 1944 où ils entendirent parler du débarquement… Un futur retour dans la Somme pourrait-il s’envisager ? Par prudence, ils attendent toutefois encore de plusieurs semaines, jusqu’à ce que les troupes alliées aient atteint la banlieue Parisienne et la Somme. Ils quittent Carnac le lendemain du 14 juillet, après avoir chaleureusement remercié la municipalité et des deux agriculteurs. Profitant parfois des camions anglais ou américains, en un peu plus de 15 jours ils réintègrent enfin leurs logements respectifs, après un an d’absence. Flixecourt et L’Etoile avaient été libérés deux jours plus tôt, le 2 septembre 1944.

 

Jacky Hérouart, qui avait de nombreuses fois entendu le récit fait par son parrain, et même pris des notes, l’entendit encore en juin 1969, alors que Gabriel arrosait ses 60 ans : « Nous, nous avons eu la chance de pouvoir nous échapper alors que nous étions encore en France. Mais pour les autres lorsque nous avons entendu une mitrailleuse, on peut penser sans se tromper qu’ils eurent la malchance, à condition d’être encore en vie, de voire les portes de leur wagon s’ouvrir alors qu’ils étaient en Allemagne !! ». Pierre enchaîna : « On peut avoir une pensée pour eux car très peu rentrèrent en France. Nous ne pouvons oublier cela, ce serait comme une démission ; le pardon, serait une offense envers toutes les victimes et la justice, elle serait rendre les bourreaux innocents. Je pense que Gaby sera entièrement d’accord avec moi et que nous ne pourrons jamais oublier tout ce qui s’est commit sous nos yeux et ce que nous avons subi personnellement ! ».

Gaby, Pierre, et les autres...

L’évasion de Gaby et Pierre des trains de la mort sous cette forme ne fut pas la seule, c'est ce qui justifiait de la présence de la grille sous le dernier wagon et la plate forme avec la mitrailleuse. Certains fuyards cassèrent le plancher avec un tournevis entre Compiègne et Neuengamme, d’autres scièrent le plancher quand ce ne fut pas la porte !

Ce sont quatre Stelliens de l’Etoile qui furent déportés et internés dans divers camps de concentrations : Marcel Cossard, matricule 100.33.61.62. ; Marcel Sueur, déporté à Dachau ; Charles Brailly (près de Hambourg) et Charles Cauchy. Il a été respecté qu’ils ne souhaitent guère ou pas du tout témoigner de ces temps.

 

 D’après un texte de Jacky Hérouart, rédigé fin février 2005 et repris le 25 février 2008. A signaler qu’il est arrivé quelquefois que les deux hommes ne fussent pas exactement d’accords sur certains faits. Remerciements à Gabriel Hérouart, à Pierre Wable, ainsi qu’à Yvette et Micheline Hérouart (fille et petite fille de Gabriel).

Crédit photographique : Jacky Hérouart. Gaby en tenue de sportif de ballon au poing, 6 août 1939 ; Signes des déportés qui figurent dans un ouvrage qui appartenait à M. Minard, en provenance vraisemblable de la fédération des ACPG CATM ; En rang par cinq, les déportés surveillés par des allemands armés de fusils viennent de sortir du camp de Royallieu pour se rendre à la gare de Compiègne (Reproduction photographique d'un original appartenant à Marcel Cossard) ; Type de wagon ayant servi pour le transport des déportés.

Dernière mise à jour de cette page, le 7 février 2009.

 

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