L'ETOILE ET SON HISTOIRE par Ghislain LANCEL
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Mme Cailly, 50 ans chez St-Frères


Mme Cailly (05/12/05)

Madame Madeleine CAILLY, née BERTA est née le 29 janvier 1910 (doyenne de Long, 96 ans en 2006). Elle a travaillé durant 50 années chez St-Frères (1924-1974), d'abord à Saint-Ouen, jusqu’à l'âge de 18/19 ans, avant son mariage, puis comme trameuse aux Moulins-Bleus tout en habitant à Long. Dotée d'une excellente mémoire, elle a beaucoup de choses à raconter, depuis les trajets qu'elle faisait avec un vélo aux roues de bois durant la guerre jusqu'à sa mise à sa retraite imposée avec 3 mois d'avance...

Trameuse, Mme Cailly travaillait sur une machine (un tramier) qui réalisait des "trames" en jute, expression de métier désignant en fait une fabrication de pelotes, dites "bobines de trames". Le fil de jute était placé derrière la machine, arrivant sous forme de grosses bobines (de 30 cm de diamètre et autant de hauteur) et comportant un tube que l'on enfilait sur l'une des tiges verticales, au nombre d'une bonne dizaine. A l'avant de la machine se trouvaient autant de broches, des axes horizontaux destinés à recevoir le fil et placés à hauteur du nombril de la trameuse, pour un travail moins pénible. L'ouvrière, toujours une femme, enroulait le fil sur la broche, en faisant trois à quatre tours, puis elle enclenchait un levier et la broche se mettait à tourner, enroulant subtilement le fil de manière tronconique, du fond de la broche vers le devant, sur un diamètre pouvant aller jusqu'à 7 cm et une longueur s'allongeant progressivement jusqu'à environ 30 cm. Mais il fallait avoir l'œil sur toutes ses bobines : si le fil cassait il fallait stopper la broche et faire un nœud au fil avant de ré-enclencher le levier. A la fin de l'enroulement, un automatisme relevait le levier et la trameuse savait ainsi que la "trame" était terminée. De ses deux mains elle tirait vers elle la "bobine" pour l'extraire de la broche, elle cassait le fil (ou le coupait au ciseau) puis en tirait l'autre bout, le bout central que le tisserand devrait pouvoir saisir facilement, et enfin elle posait la bobine dans une caisse, pour une utilisation dans la journée (sinon dans un sac). On connaît la suite : la trame était introduite dans la navette qui tirait le fil de trame, lequel se croisait avec le fil de chaîne pour former la toile tissée.

Danièle Lejeune a interviewé Madeleine CAILLY à deux reprises (02/09/05 et 05/12/05). Elle nous livre ses souvenirs, comme ils viennent, avec beaucoup de naturel : faire ses 96 heures de quinzaine, ne pas perdre une heure, s'adapter aux nouvelles machines... ; elle en rêve encore...

Un petit extrait sonore : tendez l'oreille... (et attendez le téléchargement complet...)

 

Madame Cailly, j’aimerais que vous me parliez du temps où vous travailliez à Moulins-Bleus, chez Saint-Frères...

Chez Saint-Frères, j’étais trameuse. C’est comme si j’vous dirais, les navettes de machine à coudre, le fil que vous mettez dedans. Moi je faisais ça. On disait aussi épeleuse, pour mettre le fil dans les navettes. Ce n’est pas une bobine. La bobine vient de la filature. Et nous, avec la bobine, on faisait « les trames ».

Je mettais la trame sur la navette. J’attachais derrière la machine, je passais le fil au-dessus, il passait dans les roulettes, sur une broche. Sur la broche, c’était la trame. Elle tombait toute seule sur un plateau. Je la ramassais. Quand elle était tombée, il fallait que je tire le bout du haut pour que le tisserand puisse le mettre dans sa navette, tirer le fil et l’attacher à la toile qu’il était entrain de tisser.

J’ai commencé à 15 ans [1924] et j’ai fini à 65 ans [26 septembre 1974 (64 ans)]. J’ai fait 50 ans. J’y ai travaillé toute ma vie. D’abord un peu à Saint-Ouen, et quand je me suis mariée je suis venue (habiter) à Long. Et là, de Long, j’allais aux Moulins-Bleus, avec le bateau, le Beauvallon. Jusqu’à la guerre où les Allemands l’ont coulé. Mais il a été repêché, refait. Il était beau. Mais peut-être qu’il avait été refait avant d’être coulé...

On l’a pris longtemps. On avait une heure pour monter [à l’aller, pour remonter le cours de la rivière]. On allait le prendre au Château d’eau. Pour descendre ça allait plus vite. Après on y est allé en car. Pendant la guerre, l’usine a été bombardée, on est resté un an sans travailler. A ce moment là, il n’y avait plus de bateau, il fallait y aller par ses propres moyens. Il a fallu aller à pied. Après on a pris nos vélos ; en vélo avec des pneus, tenez-vous bien, en bois ! Il n’y avait pas de pneus ! Les fesses prenaient quelque chose ! On faisait la route même s’il y avait de la neige, ah oui !

Après il y a eu des camions. La Maison a mis des camions, avec des bancs dedans. Quand le chauffeur n’était pas saoul, ça allait, mais quand il était saoul, on tombait les uns sur les autres... Après, on a eu des autobus, des cars. On le prenait au pont. On était du monde à l’époque ! Du temps de [Mme] Simone Pecquet, son mari [Henri Pecquet, demeurant à Long] était comptable à l’époque ; à ce moment là on était 2000 !

Pourquoi êtes-vous allée travailler chez Saint-Frères ? Il n’y avait rien d’autre ?

J’étais bien intéressée. J’ai fait ma vie là-bas. Je ne suis pas malheureuse. J’ai gagné ma vie. C'est-à-dire, on travaillait aux pièces, attention ! On ne travaillait pas comme aujourd’hui, à l’heure. Là, plus on travaillait... C’est la machine qui nous conduisait. Il fallait bien entretenir la machine. Si vous arriviez à bien entretenir la machine, vous gagniez votre journée, si vous aviez [fait] du bon travail.

Quant on avait du bon travail, ça allait, mais à la fin, c’était la galère. Fallait aller vite, vite, vite… C’était de l’esclavage à la fin… Ils ont monté des machines modernes. Alors il fallait suivre les machines. Il ne fallait pas relever la tête. Il fallait avoir la tête sur la machine, toujours la machine… Il ne fallait pas s’arrêter. C’était dur, à la fin. Il fallait entretenir la machine derrière pour que ça tombe à l’avant. Et quand ça tombait en avant, il fallait se baisser pour arranger tout ; et quand c’était plein, il fallait les sortir, les caissettes !

Pour finir, je ne plains pas. Vu mon âge… [Plus tard] J’ai travaillé à l’heure, après ; ça a été. Ce n’était plus pareil. Naturellement je ne courais pas comme j’ai couru avant, j’allais doucement mais je faisais mon travail.

C’était un fil blanc ?

Le jute, c’était toujours pareil, beige. Mais le Sinthène, il était vert. J’ai fait des trames avec du marron, c’était du japonais. C’était très difficile à travailler parce que c’était un fil synthétique, ça collait. Quand la broche n’était pas réglée, ça collait à la broche et ça prenait feu. Il fallait couper avec un couteau : on appelait le mécanicien pour qu’il le coupe, ou alors il fallait démonter la broche pour l’avoir.

Que faisait-on avec le jute ?

Avec le jute, parfois on faisait des gros câbles, avec des gros fils, parfois on en faisait du fin. Ca dépendait des commandes. Avec la toile, on faisait des sacs. Même à la fin on faisait des sacs en nylon.

A Moulins Bleus, dans les jardins il y avait des lapins. [Pour protéger les cultures], les gens entouraient leur jardin avec des déchets, des toiles avec un défaut…On pouvait en avoir. On pouvait demander un kilo de déchets, on vous le vendait. Avec ça on pouvait entourer les petits jardins, c’était haut d’un mètre environ…

Etiez-vous toujours présente, parfois malade ?

Je ne suis pas restée longtemps malade ; pendant ces cinquante ans, une angine, une bronchite… Je m’y plaisais bien, moi. Je n’aimais pas manquer. Je travaillais des fois malade, parce que je vais vous dire, quand on [s’]était arrêtée on ne voulait plus [se] remettre en route. Alors ça ne me plaisait pas, je travaillais malade. Si j’avais une migraine, car j’avais souvent des migraines à cause du bruit des machines, je prenais des cachets, même la nuit, parce qu’on faisait équipe, au matin et après-midi.

Moi, j’aimais mon travail, même quand des fois ça n’allait pas, le fil cassait, c’était pas solide. J’en entendais parler qui disaient « Mi, j’viendrai pas demain, ça va trop mal, j’viendrai pas demain ». Moi, je leur disais : « Tu ne viendras pas demain, faudra que tu viennes après-demain ! Tu vas perdre ta journée… C’est pas la peine ». On signalait quand ça n’allait pas, on signalait au contremaître. Alors à ce moment là, il faisait le rapprochement avec la semaine précédente et quelquefois il rajoutait quelque chose, mais pas toujours.

Pour une réclamation, une fois, je suis allée avec Serge [Daussy] parce qu’il faisait partie du syndicat. On est allé au bureau, où on touchait [la paye]. J’avais diminué de je ne sais plus de combien, beaucoup. J’ai dis « Je ne comprends pas, je sais que j’ai eu du mauvais travail, mais ça fait beaucoup ». On est allé le voir [le contremaître]. Il a quand même reconnu… On a fait part à deux. Il ne m’a pas donné ce que j’avais perdu, mais il m’a donné la moitié.

Et les absences pour grossesses ?

Lorsqu’un enfant naissait, on ne s’arrêtait pas longtemps. Lorsque ma fille est née, j’ai accouché à la maison. A l’époque, M. Saint m’a envoyé un morceau de bœuf pour faire la soupe. A l’époque, c’était ça, c’était un cadeau.

C’étaient de grands ateliers ?

Moulins-Bleus, c’était une belle fabrique. Je vais vous dire, c’était l’usine qui produisait le plus, dans la vallée de la Somme. C’étaient des gueulards, excusez l’expression, c’étaient des gueulards, question syndicalistes, mais alors pour le travail vous pouvez y aller. Ca commençait de A jusqu’à Z, pour vous dire. Ca commençait par le jute, entier, ça passait dans les carderies, le jute y était travaillé comme si vous diriez avec une batteuse. Une fois nettoyé, ça tombait dans des grands pots, par mèches. Et alors ça passait à la préparation dans d’autres machines encore. Ces pots là ils repartaient à la filature. Là, à la filature, ça faisait la ficelle et après la ficelle, c’était nous. Et après nous, c’était la toile. Ca finissait à la toile, voilà ! [A écouter, l'extrait auditif en haut de page].

Dans l’usine, il y avait les personnes qui travaillaient aux machines. Il y avait un contremaître ?

Ah oui, il y en avait plus d’un ! Il y avait un surveillant, un contremaître, un contremaître-chef, un chef de fabrication et un directeur. Il y avait des chronométreuses aussi, pour contrôler les casses, le fil qui cassait, elles contrôlaient pour faire les tarifs. C’était compliqué.

Les contremaîtres ils sont tous décédés. Sauf le sous-directeur qui doit être du côté de La Rochelle. M. Daussy est allé le revoir.

Et les surveillants, on les appelait les siffleurs ?

Non, c’était dans le temps. Après c’était moderne. Avant c’était une vieille filature il y avait des tiots gamins qui étaient montés et quand les bobines étaient grosses, il y avait un siffleur qui appelait tous ces gosses pour démonter. C’est vieux, ça, j’avais 15/16 ans.

Vous souvenez-vous des noms des contremaîtres ?

Le directeur, c’était Lefevre, je crois. Il était directeur à Abbeville, et venait aussi à Moulins Bleus comme directeur. Il y avait un chef, après le directeur et le sous-directeur. On l’appelait Monsieur Olivier. Son nom, je ne sais pas. Mon contremaître chef, il s’appelait Clément (son prénom) [Clément Pecquet]. Le sous-chef, il s’appelait Boidin [Georges Boidin], c’était le surveillant. Il y avait un technicien régleur qui s’appelait Serge Daussy. Il était de L’Etoile. On l’appelait « Cargo ». C’était un bon mécanicien.

Et le patron de l’usine ?

Pour nous, c’était un contremaître. Il allait de machine en machine et il était dans son bureau. Il inscrivait le numéro de fil, la couleur, le poids.

Et Monsieur Saint, vous ne le voyiez pas ?

- Ah non, ces « gros-là », on ne les voyait pas, ah non ! Mais le directeur [lui], passait tous les jours, avec le sous-directeur.

Comment se passait la journée ?

Les hommes faisaient la nuit. Nous les femmes on faisait le matin, de 5 h jusqu’à 13 h, et la deuxième équipe reprenait à 13 h jusqu’à 21 h. En principe, c’était beaucoup les gens de L’Etoile ensemble, et ceux des autres villages ensemble, mais pas toujours.

C’était dur. Et il fallait faire son boulot en rentrant. Ceux de Moulins-Bleus gagnaient une heure sur nous ; nous, il fallait faire le trajet. On partait [de l'usine] à une heure [13 heures], on rentrait à deux [on arrivait chez nous à 14 heures]. Parce que le car ramassait le personnel en cours de route.

On était dans un tiot [petit] atelier, c’était plutôt familial. Il y avait le casse-croûte, au matin c’était de 8 h à 8 h 20. On était bien, à cinq-six ensemble. On mangeait ensemble. On avait 20 min, et après on reprenait. L’après midi aussi il y avait un casse-croûte. Même la nuit il y avait un casse-croûte aussi. On avait 20 min pour manger, soit le matin, soit l’après midi, soit la nuit. Dans une journée il y avait un casse-croûte en tout. Il n’y avait pas d’[autre] arrêt. Il n’y avait que 20 minutes de casse-croûte, c’est tout. On était tellement habitué. On était dans un carré, on était vraiment bien.

Y avait-t-il des enfants qui travaillaient ?

Des enfants… disons, 15 ans. Je parle de ça avant la [Seconde] Guerre. Il y avait des tiots gamins qui démontaient les machines, les bobines, et qui les mettaient dans des sacs. On les appelait « les démonteurs ». Après ça a été fichu. Ca a été bombardé. Il y a eu des machines modernes. C’était plus pareil…

Vous étiez payés tous les mois ?

Tous les 15 jours, par quinzaine. On était payé à la production. Il y en a d’autres qui étaient payés à l’heure. A la production, plus vous en faisiez… Quand le travail allait bien, on arrivait à faire un peu plus, autrement on en faisait moins. Tant pis. Fallait se rattraper dans la semaine, on ne pouvait pas aller plus vite que la machine n’allait. On en avait deux, de machines. Au tramage, on avait deux machines. Au tissage, en dernier lieu, 16, 14, 12… Mais tout se faisait en automatique. C’était moderne. A la fin ce n’étais plus du jute, il n’y en avait plus. C’était du nylon. Je l’ai fait, moi, le nylon, le trame en nylon. Ce n’était pas facile, c’était pas facile à travailler. On se serait coupé un doigt comme un rien.

Le travail c’était du lundi au samedi ?

Ah oui. Des fois le samedi on ne travaillait pas… Mais avant la guerre, on travaillait : on faisait 96 heures [par "quinzaine" (10 x 8 heures + 2 x 8 heures d’heures supplémentaires)]. Et on aimait bien faire 96 heures, parce que les 8 heures [hebdomadaires] supplémentaires qu’on faisait par quinzaine, elles étaient majorées de 25%. C’est pour cela que je ne voulais pas manquer, même pas une heure ; moi, je ne voulais pas manquer une heure. Quelquefois il disait « Celle là, elle fait grand'ment d’heures… », il était en colère : « elle va pas dégringoler ! »

Mais il n’y avait pas de gros salaires… Le jute n’était pas payé ; la métallurgie, oui. Mais Saint-Frères ne payait pas, parce que, avec le travail qu’on rendait, il y a eu des bénéfices… Personnes ne voudrait plus faire ça...

Pour la paye, au début, à Saint Ouen, c’était dans des gobelets en fer… On ne touchait pas beaucoup, c’était de la ferraille. On nous vidait ça dans la main, et c’est tout. Mais à Moulins Bleus ça s’est modernisé. On avait des fiches de paye, et on avait la feuille de la production que l’on faisait. Les gobelets, c’était à Saint Ouen, j’avais 15/16 ans. A Moulins Bleus c’était des enveloppes. Il y avait une employée de bureau qui passait avec une caisse. Elle avait toutes les enveloppes et les noms étaient marqués dessus. Tout le monde avait son enveloppe.

Quand vous étiez embauchés, c’était pour une quinzaine, pour le mois ?

Non, on était embauché pour le temps qu’on voulait y rester. On pouvait sortir, demander son compte le midi et être rembauché le lendemain  ! On était repris. A ce moment il fallait du monde… On a même fait venir des Bretons, à l’époque… Il n’y avait pas assez de personnel.

A la fin il commençait à y avoir des Portugais. Il y a même eu une femme à qui il a fallu que je montre comment il fallait travailler. Elle ne savait pas… Elle pleurait, pauvre femme, elle pleurait… Elle voulait travailler mais elle ne comprenait pas ce que je lui disais. Finalement je l’ai dit au contremaître : « Elle ne comprend rien ». Alors il a dit « On va faire autrement » car il y en avait qui savaient parler français. Il est donc allé chercher un homme et il lui a amené. J’ai donc expliqué à cet homme qui parlait bien français ce qu’il fallait faire. Et là, elle a compris ce que je disais. Elle était bien contente… Elle a pleuré quand je suis partie.

Avant la guerre, on a eu des Amiénois. Il y avait une ligne de chemin de fer Saint Frères qui allait chercher des Amiénois. Pendant un moment, durant la guerre, il y avait un manque de personnel, il y avait beaucoup de gens qui étaient partis. Il y avait davantage de femmes. Et on nous faisait la soupe populaire. On apportait un bol et on avait un quart d’heure pour la manger.

Dans la paye que vous touchiez, il y avait une assurance ?

Une assurance, oui, il y avait une retenue, comme maintenant.

La Prévoyance n'était pas une assurance ! C’était quoi, un magasin ?

[La Prévoyance était un magasin, une coopérative gérée par St-Frères]. Il y avait de tout. Je n’y suis pas allée beaucoup. Il y avait de la charcuterie, de la viande, des vêtements, des rideaux, de tout… Nous on ne pouvait pas y aller, on était en car. C’était pour ceux de Moulins bleus, L’Etoile, ce n’était pas pour nous les « étrangers ». Ou alors il aurait fallu demander un billet de sortie pour y aller.

Il y avait aussi une crèche pour que les mamans puissent travailler, elles mettaient leur bébé à la crèche. Il y avait des femmes pour soigner les enfants. Les mamans pouvaient mettre leur bébé à la crèche. Elle a duré longtemps, cette crèche. Avant qu’il y ait la crèche, on avait un casse croûte à 8 h 30. On pouvait sortir et aller à l’endroit de la crèche et on avait à boire de la bière ou du café.

Lorsque c’était le jute, il y avait des odeurs fortes ?

Ca sentait..., ça sentait le fion, comme on dit ! Ca sentait… Fallait avoir de l’air !

Dans les questions que je voulais vous poser : les WC !

C’était bien, c’est à dire... c’était bien à la fin. [Mais au début], c’était des baquets… Quand on avait besoin d’aller aux waters, on pouvait. Mais des fois on tombait lorsqu’ils étaient en train de vider les baquets. C’était dehors pour les vider. Les baquets étaient à l’intérieur, mais il y avait une porte qui donnait dehors. Les gens qui faisaient ce métier-là de videur, ils étaient dehors.

Les ateliers étaient très bruyants ?

C’était très bruyant, les machines, ça tapait. Si je suis sourde, ça vient peut-être de là. Principalement au tissage. Le tissage, c’est la navette. La navette passait en dessous... Nous, ça allait encore !

Et le mal aux genoux ?

On dit qu’on a mal aux genoux… Mais forcément on était toujours baissé, on était dans une « voiture », on appelait ça une voiture. Il y avait une caisse vide et une caisse pleine. On était entre deux. Il fallait pousser la voiture, bien attacher les bobines, sur les plateaux, pour faire la trame. La trame tombait dans des caissettes... elle tombait aussi bien comme ça [visuel], qu’elle restait debout... Huit heures durant comme cela, à marcher et tourner… jamais assise. Ca faisait 8 h à travailler, 8 h à marcher, debout. En une journée, on aurait pu aller à Paris à pied !

Le dimanche, qu’est ce que vous faisiez ? vous alliez au bal ?

Ah non, la soupe ! Des fois le lavage, ou bien le repassage, on n’avait pas le temps. Vous savez, quand on avait travaillé sa semaine, il fallait faire son manger en rentrant, faire son ménage, sa lessive, tout ça…

Mon mari était malade, il ne travaillait plus. Je faisais toujours mon manger la veille pour faire réchauffer. Je rentrais, je n’avais qu’à manger. Après manger, j’allais me reposer une heure. Et après, je serais repartie travailler, je n’y pensais plus… Alors là je faisais tout mon boulot. J’aimais bien être du matin parce que j’avais plus de temps chez moi. Tandis que l’après-midi, il fallait manger à 11 heures, je n’avais pas de temps, et je rentrais à 10 h du soir. Je n’avais pas de temps. La vie s’est passée comme ça, j’ai fait ma vie là-bas…

A la fin, vous avez travaillé avec du Sinthène sur de nouvelles machines...

Après, quand ils ont commencé à dire « Ca va mal », ils ont déporté (déplacé) les gens, pour partir ailleurs. J’étais désignée pour partir, comme les autres. Je devais aller à Harondelle, mais comme j’étais sur le Sinthène qui débutait, le contremaître a dit « Il ne faut pas enlever Berta, il me faut quelqu’un pour le Sinthène ». C’est pour cela que je suis restée. Il fallait avoir une patience de sage. Ca cassait, ça cassait, ça cassait… C’était des pelotes qui venaient du Japon. Quand le fil arrivait au bas de la pelote, ça cassait. Le fil du haut tombait, ça va tellement vite… Alors il fallait faire des nœuds… Le contremaître était là toujours ; il tâchait d’arranger pour que la pelote ne déborde pas, ne s’éboule pas. Il mettait des cartons, des bouts de bobines. On allait au ralenti...

Quand ils ont monté des nouvelles machines modernes, moi je ne voulais pas y aller. C’était plus compliqué que les vieilles. Je refusais toujours, je disais « en dernier ». Mon tour est venu. J’ai pleuré : « Je n’y arriverai pas ». Ca allait à une vitesse ! J’ai commencé par une machine, j’ai essayé, j’ai dit « Bon, c’est comme ça qu’il faut que je fasse... ». Un beau jour, le contremaître a dit « Vous arrivez bien, alors essayez avec une deuxième ! » Plus tard, j’ai conduit mes deux machines !

Le sous-directeur passe. Il dit alors « Vous auriez pu venir avant, vous avez perdu de l’argent ! ». Je lui dis : « Vous n’avez qu’à me donner l’arriérage ! » Il y avait un truc à prendre, il fallait s’organiser. Il fallait rester devant. Mais pour aller aux toilettes, il fallait arrêter les machines. C’était dur, au départ, j’étais tellement habituée aux anciennes machines. J’en rêve encore, que je n’y arrive pas... Il me manque toujours quelque chose. Je n’ai plus de ciseaux, je vais à Flixecourt [au lieu des Moulins-Bleus], il y a de l’eau à traverser…

Il y a trente et un ans et j’en ai encore rêvé cette semaine... J’étais à Moulins Bleus. J’avais mes vieilles machines, j’ai vu mes rangées de pelotes, parce que j’étais trameuse et en même temps pelotonneuse. Je faisais des pelotes aussi, avant, mais après je suis restée trameuse. J’ai vu mes machines, et en moi-même je me disais « elle tourne mi [elle ne tourne pas], elle tourne mi » et, en rêvant, j’ai fini par aller chercher le contremaître et je lui ai dit « Je ne sais pas ce qui se passe, la machine elle ne bouge point ! ». Alors il dit « Vous ne voyez pas, la courroie elle n’y est pas ! » J’ai rêvé ça. J’ai bien vu la machine. Je vois tout comme si j’y étais...

Racontez-nous votre mise à la retraite (et le début des difficultés de St-Frères) !

Quand j’ai quitté, j’aurais bien voulu rester, [je n'étais plus qu'] à 3 mois de mes 65 ans. Parce que [Mais] le chef de fabrication est venu nous dire, il nous a rassemblées comme on était un tiot noyau [un petit groupe]. Il nous a dit « Mesdames, ce n’est pas qu’on n’a pas des commandes, on a encore des commandes, mais on veut les élargir, on ne va plus travailler le samedi ».

Mais nous, ça faisait notre quinzaine, le samedi à 25% ! On a dit bon. J’ai dit à mon contremaître, Georges Boidin, « Tout ça c’est pas gai »… Parce qu’il était de mon âge, mon contremaître, j’ai dit « Qu’est ce que vous en pensez ? On n’avons plus longtemps à travailler… On va chômer… » — « C’est pas du chômage… il y aura votre paye… » — « C’est bien du chômage quand même, on allons perdre », pas lui, puisqu’il était au mois... « Mais on allons perdre, sur notre pension, j’ai dit quoi faire ? »

La maison Saint avait fait qu’on pouvait [s’]arrêter trois mois avant l’âge [de la retraite] et se mettre en maladie. Alors, arrivé à ces trois mois là, on touchait l’indemnité journalière, de maladie, mais arrivé au bout de ces trois mois là, c’était la retraite. Alors, à la retraite, on touchait, c’est la maison Saint qui le faisait, ça, trois ans, trois ans de maladie et toucher la retraite ; la retraite et trois ans de maladie.

Alors je le dis à mon contremaître. Il me dit « C’est pas vrai ! C’est pas possible ! On ne peut pas toucher la retraite et la maladie (les indemnités journalières) ». Je dis si, alors j’ai cité plusieurs cas que je connaissais, qui me l’avaient dit.

Il dit « Arrêtez vos machines et allez voir Madame Lafarge, elle vous l’expliquera ». C’est ce que je fais, j’y vais. Je lui dis : « M. Rivier (?) vient de nous prévenir qu’on va arrêter… Qu’est-ce qu’on peut faire et est-ce que ça va jouer sur la retraite : j’ai encore trois mois à faire... ». — Elle dit : « Mme Cailly, il ne faut même pas finir votre semaine… » — Je dis « Quoi ? » — Elle dit « Non ! parce que vous allez perdre. Faut pas finir le mois parce que vous allez perdre sur votre paye. » Elle m’explique qu’il faut que je me mette en maladie. — « Mais je suis pas malade… » — « Il vous trouvera bien quelque chose ! … Et ainsi vous toucherez trois mois [ans] de maladie, vos indemnités journalières. Au mois de janvier vous aurez votre retraite et pendant trois ans, vous toucherez vos indemnités journalières. » — Je dis « C’est pas possible. » — « Je vous dit c’est comme ça. Surtout ne finissez pas votre mois. »

Je rentre, j’explique à mon contremaître ce que Madame Lafarge de la Sécurité Sociale m’a dit. — « C’est bien bon ! » Le voilà parti. Il revient, je lui dis « Et alors ? » — « Ah oui, elle m’a expliqué ce que vous m’avez dit ! »

Mais lui il a été plus malin que moi : le lendemain il n’est pas venu. Moi j’ai fini ma semaine, mais lui ne l’a pas finie. Il avait compris… Mais moi, j’aurais encore voulu aller [travailler] un tiot peu. J’ai quand même touché trois ans de retraite plus trois ans d’indemnités journalières. C’était comme un cadeau qu’il faisait.

Quand j’ai quitté Saint-Frères, pour ma retraite, j’ai été appelée à la Direction, comme tout le monde. Le directeur m’a dit « Je ne vous connais pas beaucoup, il était d’Abbeville, mais je sais par Monsieur Olivier que vous étiez une ouvrière assidue. Il n’y avait pas d’absentéisme. Il a dit « 49 ans et des mois… Faut le faire ! » Il n’y en a pas beaucoup qui étaient allés si loin que ça. Parce que j’y ai toujours travaillé. La secrétaire, Yvette Lefèvre, elle pleurait. Elle m’a offert une fleur quand je suis partie. Il m’a dit « vous étiez une ouvrière propre et assidue ». Ca oui, je ne serais jamais partie sans que mes machines soient propres. Je lui ai dit « J’aimais mon travail comme j’aime ma maison ». Je vous le répète tel que je l’ai dit.

Ca m’a fait un pécule de 3 millions. Trois-quatre mois après, ils ont mis les gens en pré-retraite et ils leur ont donné des millions… En sortant, j’avais été au bureau où on m’avait appelée. Le directeur m’avait appelée, la secrétaire m’a donné une enveloppe. Je ne l’ai pas ouverte devant eux. En sortant, j’ai rencontré un du syndicat qui m’a dit « Alors tu as fini ? Combien tu as eu ? » J’ai ouvert l’enveloppe : « Oh, il y a de l’abus, 298 ! Ils n’ont pas arrondi, qu’il dit, avec 50 ans de service, ils t’ont pas donné 300 ! ».

Monsieur Saint a fait beaucoup de choses pour les gens qui travaillaient pour lui ?

Oui. J’ai arrêté en 1974, et 6 mois après il mettait les gens en pré-retraite, avec des paquets de sous, des millions. J’ai des collègues qui ont touché des 7/8 millions. Moi, je suis partie avant. Mais j’ai été trois ans à toucher mes indemnités journalières et ma retraite.

Quand vous étiez trameuse, c’était le bon temps ?

Oui, on avait du mal mais c’était bien. Moi, j’aimais mon travail.

On pourrait un jour aller à Moulins-Bleus…

On verra rien ! Il n’y a que la grille, c’est tout… On ne peut pas rentrer. Il n’y a plus rien. Toutes les machines ont été dispersées. C’est dommage, c’était une usine qui produisait bien. Il n’y a plus eu de jute… C’était la guerre… On a fait du papier aussi, pendant la guerre. Avec les machines, ils s’arrangeaient comme ils pouvaient ; on a fait de la ficelle avec du papier… C’était pas du tout pareil… Ca tournait et avec ça on faisait de la ficelle. Ca passait dans les machines filature. Ca faisait de la ficelle. C’était pas tellement solide. Ca ne valait pas le jute !

 

Remerciements à Madeleine Cailly, à Mme Biou sa fille, et à Danièle Lejeune (interviews et photographies).

Dernière mise à jour de cette page, le 2 mars 2006.

 
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