L'ETOILE ET SON HISTOIRE par Ghislain LANCEL
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La Somme canalisée peu après l'an 1200

Le lit actuel de la Somme, au niveau de L'Etoile, est artificiel : c'est un canal, datant très vraisemblablement du début du xiiie siècle, et même plus précisément d'entre les années 1204, où Aleaume II d'Amiens prend le premier et seul titre de seigneur de L'Etoile, et 1217, où une convention accorde à la ville d'Amiens d'élargir le pont de L'Etoile à ses frais.

La Somme actuellement et aux siècles précédents

La Somme rectiligne sur 2 km
1. La Somme rectiligne sur 2 km
(Ph. G. Lancel, 9 mars 1995)

La Somme présente, au niveau de L'Etoile, une particularité immédiatement décelable par tout promeneur empruntant le chemin de halage – ou par tout observateur d'une carte de la région d'échelle suffisante : elle est parfaitement rectiligne sur près de 2 km. Il n'est pas vraisemblable que ce lit soit naturel mais il n'existe aucun document qui rappelle ou justifie la création de ce canal – canal – car nous verrons que ce lit est artificiel et qu'il l'est depuis le xiiisiècle.

Environs de L'Etoile, par Duthoit
2. Vers 1848... par Duthoit

Vers 1848, M. A. Goze, érudit local, publie une Notice historique sur les villages, églises et châteaux disséminés sur le parcours du chemin de fer d'Amiens à Abbeville. L'ouvrage est produit avec une carte illustrée de 40 dessins par M. Duthoit. Les frères Duthoit, qui sillonnèrent la région leur vie durant, avaient une parfaite connaissance des sites qu'ils ont très souvent immortalisés par leurs dessins à la plume d'une grande finesse de trait. En dehors du plaisir d'observer l'une des rares représentations de " l'abbaye " voisine de Moreaucourt, tombée par la suite en ruines (en restauration partielle depuis 1980), l'on ne peut que constater que le tracé de la Somme est parfaitement rectiligne au niveau de L'Etoile.

Planche de Lenin
3. L'Etoile en 1644 par Lenin
A : Village de Lestoille
B : Camp de Cezar

Deux siècles plus tôt, en l'an 1644, le sieur Lenin, ingénieur ordinaire du roi, s'étonnait déjà de ce fait : " Entre Bourdon et Lestoille, la rivière [La somme] reçoit un au(ltr)e petit ruisseau [La Nièvre] qui vient de Domar, et la rivière [La somme] faict un canal d'une petite demi-lieue [un peu moins de 2 km] qui semble avoir esté faict à plaisir, tant il est droict et agréable à la veue ". Sur le dessin aquarellé qu'il a livré au roi en complément de son étude, l'ingénieur a confirmé son observation en allant jusqu'à tracer les bords de la Somme à la règle. Sur la rive droite de la rivière nous pouvons reconnaître la plus ancienne représentation figurée connue du village de Lestoille (en A) et également la plus ancienne appellation connue à ce jour du "Camp de Cezar" (en B, mentions dans la légende associée au plan).

Cette partie canalisée de la Somme fut réalisée bien antérieurement au mémoire du Sieur Lenin. Ainsi on sait qu'au xive siècle les deux bras existaient, puisqu'un manuscrit cite la Rivière ancienne. En 1379, l'aveu et dénombrement produit par Valeran de Rayneval, seigneur de L'Etoile, porte : " nostre manoir de L'Etoile et [...] tout ce q(ue) nous y avons et qui à nous appar(t)ient, à camp et à ville, encontre nos voisins, enclos dans Pontieu et jusques àla rivière anchienne que on dit la Vieille So(m)me " [BN, Picardie 200, f° 278].

Courbes de niveau et emplacement de l'ancien lit

Le lit ancien se devine facilement en suivant sur une carte IGN les lignes de niveau 10 ou 15 mètres. La vieille Somme faisait un méandre s'avançant de plusieurs centaines de mètres plus au nord qu'aujourd'hui et formait une ligne onduleuse qui fut longtemps la limite sud de la zone de construction des habitations du village, stoppant d'ailleurs tout net le prolongement des rues transversales (ainsi l'actuelle Rue au Sac). Jadis, une anse s'était même enfoncée encore plus nettement vers Bouchon, village voisin, peut-être même jusqu'à y abriter un port – maritime – étant bien connu que dans les temps anciens les marées remontaient la Somme jusqu'à se faire sentir sur les murailles d'Amiens.

Tracé de l'ancien cours, en rouge

 

4. En noir le cours actuel de la Somme, parfaitement rectiligne (et servant de limite communale avec Condé-Folie).

En rouge, le tracé approximatif du lit primitif de la Somme, et l'anse vers Bouchon du légendaire port maritime... La somme coupait (ou longeait) la rue des Moulins-Bleus, passait à proximité du sud du château, du bout de la Rue au Sac, suivait la rue des Ergones et rejoignait le cours actuel à la Dunette.

Remerciements à l'IGN.

D'Allonville représente les deux lits de la Somme

Tracé de l'ancien cours, par d'Allonville
5. Ancien lit de la Somme avant 1767 ;
La rivière est ici rapprochée de 345 mètres

Les deux bras de la Somme vont coexister jusqu'en 1767. Le comte Louis D'Allonville tenait cette date du seigneur de L'Etoile, Jourdain de L'Eloge, qu'il témoigne avoir rencontré (et qui aurait donc comblé l'ancien lit de la Somme un an seulement après son achat de la seigneurie). Dans son ouvrage sur les Camps romains, d'Allonville joint un plan avec le tracé de l'ancien lit de la Somme. Toutefois, à la date de 1767, de l'eau devait encore couler car on sait que le seigneur avait fait exécuter des travaux afin de la détourner pour irriguer périodiquement ses prairies (et obtenir ainsi un regain permettant une seconde coupe annuelle).

Les allusions au nouveau cours dans les siècles anciens

C'est au milieu du xiiie siècle que l'on devine les premières mentions concernant la canalisation. En août 1248, un acte de possession des Marais de Lestoille par Jean d'Amiens mentionne pour délimitation de ce fief, non pas la Somme (dont le nom était pourtant bien connu) mais le fil de l'eau, là où les navires courent : " duskes au fil de l'iaue là où les nes keurent " – comprenons, jusqu'au canal [AN, R/1/35, f° 67 v°] . Un acte de l'an 1267, par lequel Jeanne, comtesse de Ponthieu, délaisse la haute justice sur ce fief à Dreux d'Amiens, est encore plus évocateur, employant le terme de fossé (le langage commençait seulement à utiliser le terme de canal) : " ... les marés de l'Estoile qui coumenche de le cauchie de l'Estoile duskes a l'yaue de l'Arene et dusques as fossés des nes " [Brunel (C.), Recueil des actes des comtes de Pontieu, 1930, p. 592/3].

L'emploi du terme fossé, et non de l'expression nouvelle rivière, signifie davantage, à savoir que les hommes qui vivaient à cette époque savaient pertinemment que ce bras était artificiel, parce qu'ils le voyaient de leurs yeux, que leurs pères avaient participé aux travaux et que la tradition orale gardait le souvenir de ces travaux titanesques. Ainsi on est en droit de faire dater ces gigantesques travaux du début du xiiie siècle, probablement sous Aleaume II d'Amiens (le dynamique et premier seigneur de L'Etoile, dès 1204), sinon des décennies immédiatement précédentes, mais on ne devine aucune allusion à ce canal dans la bulle de Moreaucourt, de 1179. On sait par ailleurs qu'en amont de L'Etoile un semblable canal existait en 1210 devant l'abbaye du Gard [MSAP, t. 22, p. 162] et on remarquera aussi que c'est dès le début de ce xiiie siècle qu'Amiens connut une importante période de prospérité économique. Faisant partie de la hanse, association commerciale qui regroupa de nombreuses villes du nord-ouest de la future Europe, ses marchés furent alors fréquentés par les anglais, les portugais et les espagnols. La Somme était la voie naturelle de communication, pour les hommes et pour les marchandises, entre la cité commerçante et la mer. L'usage de ce fossé — on serait tenté de dire de cette autoroute fluviale — d'une part évitait ainsi la nuisance occasionnée par les deux moulins à eau qui se trouvaient alors sur le cours primitif de la Somme et d'autre part court-circuitait le tortueux méandre qui retardait la progression des gribanes ! Cette vue est étayée par la certitude que des accords eurent lieu, concernant le pont de L'Etoile, et en particulier en janvier 1217, entre le seigneur du lieu et les échevins d'Amiens, lesquels prenaient l'élargissement du pont à leurs frais. L'on peut d'ailleurs se demander s'ils n'avaient pas aussi fait réaliser ce canal avec les deniers des amiénois... [BMA, AA 1, f° 167, 1re lettrine].

Il paraît ainsi tout à fait vraisemblable de dater cette canalisation de la Somme d'entre les années 1204 et 1217, avec une préférence vers l'an 1205. Si l'intérêt du commerce de la ville d'Amiens y était évident, il pourrait bien y avoir eu aussi d'autres avantages non négligeables pour le seigneur de L'Etoile à éloigner du village le cours de la Somme : réaliser un agrandissement considérable de son domaine seigneurial mais aussi préserver les habitants de sa seigneurerie d'une nouvelle tragique noyade collective qui semble bien avoir eu lieu très peu de temps auparavant à la suite d'inondations et d'une coulée de boue dévastatrice dévalant la vallée de Mouflers.

 

Ces travaux de canalisation de la Somme ne furent pas les premiers réalisés pour adapter cette rivière aux besoins de l'homme. On peut penser que les légions romaines utilisèrent la Somme et les nombreux autres Camps-César qui la jalonnent au moins pour les retranchements hivernaux de leurs embarcations, lors des affrontements avec l'Angleterre. Sans parler du célèbre oppidum naturel dit Le Camp-César, la présence des romains à L'Etoile est irréfutable durant au moins trois siècles (trésors monétaires, villas découvertes par l'archéologie aérienne,...) Quelques écrits veulent témoigner en faveur de la présence d'une base militaire navale romaine à L'Etoile : ainsi cette publication d'un érudit local en 1810 :

    "... Aux pieds de ce camp, il existoit alors un bras de la Somme, aujourd'hui comblé et représenté par une croupe ; les Romains avoient construit un quai le long de ce bras ; on l'a détruit dans les siècles derniers; et, depuis peu d'années, M. Jourdain d'Amiens, alors propriétaire de l'Etoile, a achevé la démolition ; on le trouve dans un des plans de la maison. Il paroît que lors de la première démolition de ce quai, on se servit de quelques pierres encore garnies d'anneaux scellés, pour réparer ou construire l'église de l'Etoile qu'on a élevée sur une des falaises du camp, à plus de 33 mètres au dessus du niveau actuel de la rivière " [Mongez, dans le Magasin Encyclopédique, t. 2 de 1811, p. 86/7, d'après une lettre de Traullé, datée de décembre 1810.]

    En tout état de cause, les romains étaient présents et l'on peut se demander quel paysage fluvial ils eurent sous les yeux à leur arrivée en ces lieux. Le lit de la Somme était-il alors formé d'un dédale de bras et de méandres courant au milieu des marais ? Ou bien les Romains ont-ils trouvé sur place un port (de mer !), celui dont le révérend père Ignace fut, en 1646, le premier à affirmer l'existence :

      " On prouve qu'Abbeville a esté anciennement lieu maritime, tant pour sa situation, que pource que les navires venant de l'Ocean chargez de marchandises, arrivoient avec les voiles & les rames jusqu'au port de l'Estoille, distant de quatre lieües au delà d'Abbeville tirant vers Amiens. Et au haut de la montagne [le Camp Cesar] de l'Estoille il y avoit comme une forteresse, où logeoient (comme on conjecture) quelques soldats Romains, commis pour recevoir les tributs tant des navires que de ceux du pays. On voit encore quelques vieilles mazures de cette forteresse, & aussi quelques marques des portes qui fermoient ce village de l'Estoille, pour n'estre surpris de leurs ennemis. Le flux de la mer qui venoit jusqu'à l'Estoille, estant grand, l'eau sortoit du port, & se répandoit jusqu'à un prochain village nommé Bouchon, & remplissoit une longue & vaste prairie contenant une lieüe, qui est entre l'Estoille & Hangest. Au susdit village de Bouchon on a trouvé profond en terre des vieilles anchres, & autres instrumens de navire " [R. P. Ignace, Histoire Ecclésiastique..., p. 12].

Une carte parchemin énigmatique !

    Pour ces temps anciens, les cartes et les documents manquent. L'homme et le temps peuvent effacer irrémédiablement les pages du passé. Mais inversement les connaissances et les techniques d'investigations progressent à grands pas et dévoilent des ressources insoupçonnées. Et les données sont parfois encore en attente d'interprétation. Ainsi les Archives Nationales détiennent une magnifique carte couleur en parchemin, non datée, montrant une embouchure de la Somme très évasée et le château de Pont-Remy trônant au milieu de son île, carte mystérieuse où de nombreux villages sont codés de chiffres et de lettres et où l'on réalise d'emblée qu'au niveau de Lestoille, la Somme... n'est pas (encore) canalisée !

 

Parchemin des environs de la Somme La Somme n'est pas rectiligne !
6. Sur cette carte en parchemin, la Somme n'est pas encore rectiligne !

Sources des photographies, plans et cartes :

1. La Somme rectiligne sur 2 km (Ph. G. Lancel, 9 mars 1995).
2. Notice historique sur les villages, églises et châteaux disséminés sur le parcours du chemin de fer d'Amiens à Abbeville, par A. Goze. Dessins Duthoit (s.d.). Fait suite au Nouveau guide de l'étranger dans Amiens, 1848 [BMA, M 2051].
3. Lenin, Livre des plantz des passages, gays et chaussées de la rivière de Somme. [BN, Picardie 77, f° 48 v°].
4. Fond de carte I.G.N. Série Bleue 1/25 000, 2208 est.
5. Dissertation sur les camps romains du département de la Somme, 1828, § XXXI, par le Comte Louis D'Allonville. Extrait de la planche III (levée en novembre 1822) [BMA, Pic 1607].
6. AN, NN/201/69 (Ph. G. Lancel).

Dernière mise à jour de cette page, le 26 juin 2006.

 
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