L'ETOILE ET SON HISTOIRE par Ghislain LANCEL

Paola Marié, par Félix Jahyer (1874)

Sous la plume de Félix Jahier, PARIS THEATRE, 2année, n° 67, le journal hebdomadaire du 27 août au 2 septembre 1874 consacre une double page de grand format à la jeune carrière de Paola Marié. La cantatrice n'était encore âgée que de 23 ans mais son passé était déjà glorieux. Voici le texte intégral de cette publication, provenant d'un exemplaire aux pliures trouées, mais précieusement sauvegardé par Pierre Flandre, un stellien amoureux du passé et de mélodie lyrique qui n'hésite pas, aujourd'hui encore, à chanter à l'occasion quelques strophes de La fille de Mme Angot.

 

PAOLA MARIE

Mademoiselle PAOLA MARIE est la quatrième fille (et non pas la troisième, comme on le croit généralement), de Marié l’excellent ar[tiste ...]

Elle est trop jeune et trop charmante pour m’en vouloir de révéler sa date de naissance qui est : le 28 mars 1851.

Elevée au couvent des Oiseaux et au Sacré-Cœur, elle sortit de cette dernière institution à l’âge 16 ans.

Si elle reçut comme femme, une éducation très soignée, son éducation musicale fut un peu négligée. Aussi quand, toute enfant, à 17 ans, elle se décida à aborder le théâtre, n’apporta-t-elle qu’une voix excellente. Non seulement le savoir lui faisait défaut, mais elle chantait et chante encore aujourd’hui sans méthode et sans correction.

Mais Paola Marié n’a pas dit son dernier mot, il s’en faut de beaucoup. Elle commence à peine une carrière qui peut devenir très brillante si elle le veut car, des trois sœurs Marié, artistes lyriques, elle est peut-être celle chez qui le souffle artistique est le plus puissant, dont le tempérament dramatique est le plus nerveux, ce qui n’est pas peu dire [quand] on connaît la saisissante originalité de Mme Galli Marié, son aînée.

Paola Marié, avec son humeur légère, ses goûts de changement, ses idées de voyage, a le bonheur d’être studieuse, d’aimer le travail et de chercher sans cesse à faire de mieux en mieux. Là, est la garantie la plus sérieuse de son avenir.

Elle débuta aux Bouffes-Parisiens, en octobre 1868, sous la direction de MM. Charles Comte et Jules No[riac], dans Madeleine, petite opérette en un acte, de façon à se faire immédiatement remarquer. Hervé la fit [...] St-Hubert à Bruxelles, qui la [...] théâtre par un traité de trois années.

Là, elle se produisit successivement dans la Périchole, les Brigands [...] de Faust (rôle de Méphisto), et généralement dans tout le répertoire d’Offenbach et d’Hervé.

Très appréciée du publique bruxellois, elle eût peut-être renouvelé son engagement, si M. Cantin, qui avait pressenti son avenir, ne l’eut amenée aux Folies Dramatiques.

Elle débuta, à ce théâtre, dans le rôle de Méphisto du Petit Faust, en attendant que Littoff eût terminé la pièce dans laquelle elle devait sérieusement se produire devant le public Parisien.

Cette pièce : Héloïse et Abailard fut jouée le 17 octobre 1872. Paola Marié y fit sa première création dans le rôle de Gertrude, à côté de ce pauvre Luc dont ce dernier succès devait être le chant du cygne, car il mourut quelques mois après.

Son succès fut énorme, on salua en elle une véritable chanteuse. Aussi, dès ce moment, de nombreux impressarii voulurent-ils se l’attacher. Mais elle refusa les avantages sérieux des directeurs de Londres, Vienne, Saint-Pétersbourg, New-York, pour accepter ceux de M. Cantin. Celui-ci prit alors le soin d’enchaîner sa nouvelle pensionnaire par une clause de leur traité qui la condamnait à payer une somme de 15 000 francs au cas où elle romprait son engagement.

La précaution, on le verra, était bonne à prendre. Paola Marié fit aussitôt sa seconde création dans Clairette, de la Fille de madame Angot. Trois des auteurs avaient l’intention de faire jouer ce rôle par Mlle Ludgini qui l’avait créé a Bruxelles à côté de Mlle Desclauzas, mais le quatrième, Clairville, enthousiasmé du brio avec lequel elle avait enlevé le personnage de Gertrude dans Héloïse et Abailard, fit tant qu’il imposa sa manière de voir à ses collaborateurs.

On sait le succès de Paola Marié dans ce rôle que tant d’artistes ont repris après elle sans pouvoir la faire oublier.

Vers la 120ème représentation, Clairette Angot tomba malade. Les rôles ayant été appris en double, elle fut remplacée, mais M. Cantin, désireux de voir la créatrice du personnage revenir le plus vite possible en prendre possession, avait tendu autour d’elle un cercle d’agents pour mieux s’assurer du moment où la maladie aurait disparu, et suivre les faits et gestes de sa pensionnaire.

Paola Marié, préoccupée seulement de sa santé et suivant l’avis de ceux qui s’y intéressaient, partit un beau matin de Paris, sans même songer à prévenir son directeur. M. Cantin apprend, quelques jours après le départ, puis l’arrivée au Caire de la fugitive. Il lance alors papiers timbrés sur papiers timbrés et commence un procès en bonne forme. Il demande en outre des 15 000 francs de dédit, des dommages et intérêts par l’embarras où l’eut pu plonger la fuite précipitée de sa Clairette.

L’affaire, on le sait, est encore pendante. Mais directeur et pensionnaire en attendent actuellement le dénouement avec la plus complète tranquillité, étant l’un et l’autre très satisfaits du présents.

Paola Marié, passa tout l’hiver en Egypte où elle ne prit d’ailleurs, aucun engagement, et, revenue à Paris, ne voulut point rentrer aux Folies Dramatiques avant l’issue de son procès.

Après bien des démarches faites par MM. Busnach et Clairville, elle accepta de venir au théâtre du Châtelet pour y créer le rôle de Nerida à côté de Mlle Reboux, ex artiste de l’Opéra, dans la Belle au bois dormant, de Littoff, le 4 avril 1874, aux appointements de cent francs par soirée.

Il est bon de mentionner que pour traiter régulièrement avec sa pensionnaire, M. Hostein dut donner une somme de 10 000 francs au directeur. Cette somme a été déposée chez un homme d’affaires en attendant la fin du procès intenté par ce directeur.

Quand on apprit cet engagement à Littoff, il s’en ému. Il s’écria avec l’accent de la plus parfaite conviction : « Mais elle ne pourra jamais interpréter de la HAUTE musique, elle va me chanter tout le temps la Fille de Mme Angot ! »

Quoiqu’en ait pu penser Littoff, la musique de Lecocq est encore bien vivace après 500 représentations, et la Belle au bois dormant a vécu vingt soirées, malgré l’excellente exécution de Paola Marié, dans ce rôle très ingrat pour elle, et avec lequel elle abordait pour la première fois, si non la grande musique, au moins une grande scène peu en rapport avec l’exiguïté de sa taille. Malgré tout, elle réussit a effacer complètement sa partner [sic], la puissante Mlle Reboux.

M. Hostein le reconnut si bien, que les représentations de la Belle au bois dormant ayant dû cesser au Châtelet, le 25 avril, et l’engagement de Paola Marié n’expirant que le 1er juin, il songea à utiliser sa pensionnaire au Théâtre de la Renaissance, qu’il dirigeait également. Il voulait même la faire jouer dans cette pièce de Littoff, remaniée d’opéra en opérette, et qu’il se proposait de donner sous un nouveau titre : les Deux diablesses.

La pièce fut répétée quelques jours, mais Littoff apporta dans les retouches qu’il avait à faire des retards, peut-être calculés, et la Belle au bois dormant métamorphosée ne sortit point des cartons de la direction.

C’est alors que Paola Marié fut demandée aux Variétés par M. Bertrand, pour y jouer les Brigands, à raison de 100 fr par représentation. La pièce fut reprise le 17 juin ; on la trouva vieillie ; elle n’eut [...] que [...] M. Bertrand produisit une étoile dans cette pièce usée jusqu'à la corde.

En voici la cause : M. Offenbach ayant menacé de retirer son œuvre des Variétés parce qu’elle n’avait pas été jouée depuis un an, le directeur eût peur, remit les Brigands sur l’affiche, et voulant profiter de son traité avec Paola Marié, il lui fit remplir le rôle de Fiorella, créé par la jeune Mlle Aimée.

Le 30 juin le théâtre des Variétés ferma ses portes pour la saison d’été.

Paola Marié y fera sa rentrée incessamment dans les Prés St-Gervais de Sardou, complètement remaniés en collaboration avec Philippe Gill, et mis en musique par Charles Lecocq.

En attendant cette nouvelle création , elle devait reprendre les Mémoires de Mimi Bamboche au théâtre du Palais Royal, mais M. Bertrand s’y opposa.

Préférant travailler plutôt que de se reposer pendant son congé, Paola Marié partit pour Bordeaux. Le 10 juillet elle commença au Grand-Théâtre une série de représentations dans la Fille de Mme Angot qu’elle n’avait pas jouée depuis son départ des Folies Dramatiques. Elle succédait sur ce théâtre à Mlle Vaughell, et donna un regain de succès à la pièce. Apportant dans son costume de Clairette quelques changements heureux, en raison de sa petite taille et donnant au personnage un accent plus jeune et plus poétique, elle réussit si bien auprès du public bordelais que du Grand Théâtre, elle passa immédiatement au Théâtre-Français après le départ des époux Lafontaine pour y donner d’autres représentations dans les Brigands et le petit Faust.

Après avoir joué Méphisto dans cette dernière salle, elle joue depuis quelques jours [...]. Et dans ces deux rôles, elle est ovationnée. Cette circonstance suffit à prouver l’exubérance du tempérament artistique de Paola Marié.

Je le répète en terminant : aujourd’hui, c’est grâce à sa jeunesse, à une voix excellente et à un brio entraînant, que Paola Marié est passée à l’état d’étoile. Si elle veut, et elle le peut, ne point, comme tant d’autres, devenir prochainement étoile filante mais s’immobiliser au firmament de l’art, qu’elle étudie sérieusement, avec méthode. Il y a, en elle, je crois, l’étoffe d’une véritable chanteuse, qui ne rencontrerait point plus tard à l’Opéra Comique les déboires que j’avais prédit et que je prédis encore à plusieurs de ses camarades.

Félix JAHYER

 

Voir aussi, Célestine, Paola et Monsieur Cornard.

 

Remerciements à Pierre Flandre et Jacky Hérouart.

Dernière mise à jour de cette page, le 28 mai 2006.

 

 

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