L'ETOILE ET SON HISTOIRE par Ghislain LANCEL

Paul Hutteau et les joueurs de ping-pong

Dès les premières années de l’occupation, les stelliens apeurés adoptèrent une attitude prudente, restant dans l’expectative. Aucune imprudence, on respecte les ordres : pas de rassemblement. Mais vers 1942, après deux années de présence des allemands, les directives imposées dès le 20 mai 1940, bien qu’étant toujours en vigueurs, ne sont plus aussi restrictives. Les rapports entre l’occupant et l’occupé ne sont donc plus aussi tendus. On a appris à se connaître. On s’enhardit. Certaines fortes têtes gardent quand même un très mauvais souvenir de la cave du chalet Lancel-Bodereau de la Rue du 8 Mai où se trouvait la Kommandantur !

Les adolescents et les jeunes adultes ne peuvent rester éternellement cloîtrés. Les activités sportives : foot et ballon au poing sont au point mort. L’amicale des anciens élèves a cessé toutes ses activités, théâtre, arbre de noël, voyage, tennis de table et tir à la carabine. D’ailleurs le fusil Lebel 8 mm référencé TR 31969 a été remis à la gendarmerie de Flixecourt le 21 septemrbe 1939 avec 1293 cartouches à balle sectionnée et 932 douilles.

Quatre jeunes désœuvrés

Entre août 1942 et août 1943, quatre jeunes désœuvrés déambulent dans les rues de l’Etoile : Marcel Dadier 18 ans ; Marcel Flandre 18 ans ; Georges Hérouart 23 ans et Gabriel Hérouart 33 ans (1). Tous les quatre sont d’excellents sportifs tant au football qu’au ballon au poing et feront les beaux jours de l’Avenir de l’Etoile. D’ailleurs ils remportèrent le championnat de 1ère A au ballon au poing en 1955. Les trois plus jeunes seront les artisans de la montée de L’Etoile section foot en 1ère division en 1950, sans oublier que Marcel Dadier et Georges Hérouart remportèrent le championnat de tennis de table dans leur catégorie en 1938 dans l’Aisne !

Naturellement tout en déambulant on en arrive à parler sports et d’un commun accord il est décidé de se défouler, coûte que coûte. Pas d’espoir avec les sports traditionnels, la barrière du stade est cadenassée et on ne dispose pas de balle pour pratiquer le ballon au poing. Il faut donc se rabattre sur le tennis de table. Mais on ignore où sont enfermées les trois tables des anciens élèves, et donc si l’on veut se défouler il faut se rendre dans l’un des deux cafés qui à l’époque disposaient de tables de ping-pong :

1°) Chez Etienne Godalier au Café du Progrès (devenu Café des Sports), café situé en haut de la rue des Moulins Bleus et qui mettait à disposition deux tables dans son arrière-salle

2°) Chez Paul Hutteau au Café du Centre (ensuite Colvert) qui lui ne disposait que d’une seule table, dans une salle contiguë au café.

Chez Paul Hutteau, cafetier

Ayant jeté leur dévolu sur le café de Mr. Hutteau, nos quatre stelliens prirent donc la direction de cet établissement.

On pénètre dans ce café par la pièce principale, le bar se trouve le long du mur de gauche et la 2 ème salle se trouve sur la droite séparée par un muret d’environ un mètre de haut avec une large ouverture d’accès entre les deux salles. Derrière son bar Mr. Hutteau dispose donc d’une vue d’ensemble sur les deux pièces.

Mauvaise surprise des quatre amis en entrant dans le café : la table de ping-pong est déjà occupée, par deux allemands, tandis que deux autres semblent prêts à prendre la suite ! Dans l’attente du départ de ces allemands nos quatre français s’installent donc sur les tabourets face au bar et prennent une consommation. Comme pressenti en entrant, la partie en cours terminée les deux autres allemands permutent avec leurs collègues. Les Stelliens se rassurent mutuellement : « Dans un quart d’heure la partie sera terminée et nous prendrons le relais ». On boit un coup, on forme les équipes, les deux Marcel contre les deux frères. Mais on commence à trouver que la partie s’éternise... Lorsque la partie se termine enfin, Marcel Flandre et Gabriel Hérouart vident d’un trait leur verre, se lèvent et se dirigent vers la table. Mais c’est pour constater que de nouveau les allemands viennent de permuter et entament une troisième partie. Une sourde colère commence alors à prendre le dessus et les quatre stelliens se concertent : au prochain changement ils se saisiront des raquettes à tout prix, et pour gagner du temps ils viennent s’asseoir à proximité de la table…

Mais les deux allemands ne sont pas dupes et au lieu de poser leurs raquettes sur la table, ils les donnent directement à leurs collègues qui s’apprêtent immédiatement à engager une quatrième partie. Cette fois c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Une bousculade s’installe afin de récupérer les raquettes. Mr Hutteau est obligé d’intervenir et de remettre un peu d’ordre. Il prie les quatre amis de se calmer, leur tour va arriver. Peine perdue le défoulement continue, cette fois ce sont les insultes qui fusent et heureusement en picard au grand soulagement de Mr Hutteau.

Où Paul Hutteau intervient...

Mais derrière son bar l’ancien professionnel de l’illusion craint quand même le pire et estime qu’il est temps d’intervenir sérieusement. C’est à ce moment que l’un des allemands rate la balle et que celle-ci roule sur le parquet. Les joueurs se dirigent donc vers l’endroit présumé où la balle devrait se trouver mais, bizarrement, il ne l’y trouve pas. Ils cherchent, ils cherchent et fouillent les abords immédiats. Les deux autres allemands viennent également participer aux recherches. On s’agenouille, on déplace les chaises, les 4 tables. Rien ! C’est incompréhensible ! Où peut-elle être ? Il faut enfin se rendre à l’évidence, la balle a purement et simplement disparue !

S’adressant alors à Mr. Paul, qui avait assisté à toute la scène derrière son comptoir, les quatre allemands viennent le prier de leur prêter une autre balle. Mais, se retournant et saisissant la boîte métallique rangée sur l’étagère parmi les verres et les bouteilles, autre surprise, tous les présents, français et allemands, constatent avec grand étonnement que la boîte supposée contenir quelques autres balles de ping-pong est vide ! Et monsieur Hutteau a toutes les peines du monde à leurs expliquer qu’avec toutes les restrictions actuelles il n’était plus possible de se ravitailler.

Dépités mais flairant un piège les allemands quittent le café, non sans manifester leur mauvaise humeur. Les stelliens s’apprêtent également à quitter le café lorsque, discrètement, Mr. Hutteau leur fait signe de patienter quelques instants ! puis, jugeant que les allemands sont maintenant suffisamment assez éloignés, il s’adresse aux quatre amis et leur déclare : "Maintenant vous pouvez aller jouer à votre tour" !

Eberlués ils se regardent tous les quatre ! Jouer ? Ils n’attendaient que cela depuis plus d’une heure, mais encore faudrait-il avoir au moins une balle ! Mr Paul se répète : « Mais puisque je vous dis que vous pouvez aller jouer ». Ils se dirigent donc vers la salle, et là, grosse surprise : la balle tant recherchée est au milieu de la table de ping-pong ! Il n’en faut pas plus pour que chacun éclate d’un fou rire indescriptible. Chacun venait de comprendre la supercherie.

Toutefois, l’œil aux aguets, Mr Hutteau les pria de se taire et de ne pas bouger. Les allemands, qui n’étaient pas nés de la dernière couvée, revenaient à la charge. Imperturbable et immobile derrière son comptoir, Mr Hutteau semblait les attendre, serein, calme et détendu, semblant fixer la vitre de la porte. Quand les allemands ne furent plus qu’à un mètre ou deux de cette porte, inexplicablement, les uns derrière les autres, ils firent tous demi-tour et retournèrent au chalet de la Kommandantur. On ne les revit plus jamais !

Paul Hutteau, toujours maître de l'illusion !

Monsieur Hutteau remet tout en ordre dans son bar, il referme le couvercle de la boîte restée ouverte et, se tournant pour la redéposer sur l’étagère, les balles s’entrechoquent dans un gai tintement moqueur !

 

(1) Gabriel Hérouart, dit le "Gueulard", fut embarqué par les allemands pour être dirigé vers Compiègne puis les camps de concentrations. Mais il se sauva du train...

 

Voir aussi, Paul Hutteau, alias Polmann, le Fakir Blanc.

 

D'après un texte de Jacky Hérouart.

Dernière mise à jour de cette page, le 4 février 2009.

 

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