L'ETOILE ET SON HISTOIRE par Ghislain LANCEL |
Au début du siècle dernier, le cirque était le spectacle populaire : Rancy, Médrano, etc. ont fait les beaux soirs de la vie artistique jusqu’aux années 1980. La Picardie était l’une de leurs terres d’accueil, notamment à Amiens où l’on avait construit spécialement pour eux le cirque en dursitué près du boulevard, rebaptisé Cirque Jules Vernes en souvenir de l'inauguraton le 23 juin 1889 par Théodore Rancy, sous la présidence de Jules Verne alors conseiller municipal à la ville. Dans les années 1920 et jusqu’au début de la seconde guerre ce fut l’age d’or de ces cirques. L’un d’eux naquit à l’Etoile, sous l’impulsion du jeune et talentueux artiste Paul Hutteau, surnommé le Fakir Blanc, un magicien qui devint fort connu et qui fut l’un des pionniers des numéros de grande illusion.
Paul Hutteau est né en 1887 à Hébécourt, au sud d’Amiens. A 27 ans il est mobilisé et participe à la grande guerre de 14/18. C’est certainement au retour de la guerre qu’il va travailler sous un chapiteau dans la région de Clermont-Ferrand, pour un spectacle alors dirigé par un oncle qu’il ne connaissait même pas. Mais ce fut le début d’une carrière époustouflante !
Dès 1920 il prend le nom de scène " Fakir Blanc" et il commence à donner de nombreux spectacles, non seulement à l’Etoile le village où il demeure Rue du 8 Mai, avec le titre d’artiste prestidigitateur, mais aussi à Amiens où il fait durant des années le bonheur des salles de spectacle. On le retrouve dès lors également dans les music-halls de Reims, de Rouen et de Paris. On le signale aussi bien à Montdidier qu’aux Folies Bergères, célèbre salle parisienne où il se produit à diverses reprises ! A chaque représentation il réussit à remplir les salles. Rien que son nom en haut de l’affiche suffit à attirer la foule. Personne ne veut rater un de ses spectacles ! Magicien devenu fort connu en l’espace de quelques mois il est l’un des pionniers des numéros de grande illusion. Il est maître en numéros de lévitation et sait hypnotiser aussi bien les spectateurs que les animaux féroces, à l’exemple de ses lions dont il engageait sa tête dans leur gueule grande ouverte.
Impressionnant, diront tous ceux qui l’avaient vu exécuter ce tour. Au point que certaines femmes sensibles fuyaient ses représentations, par crainte d’assister à un horrible massacre ! Une célèbre dame, élevée et formée dans le milieu des spectacles de la famille Rancy, racontait : « Il portait beau avec sa moustache cirée et son gibus. Il était le maître des numéros de lévitation, des voyages rapides ; Il savait hypnotiser les gens et il réussissait à les convaincre notamment ceux qui souffraient d’une rage de dent que leur mal avait disparu ».
Derrière l’illusionniste, se cachait également un célèbre magnétiseur, on le savait bien à L’Etoile où il attirait quotidiennement chez lui des dizaines de patients…
Le fakir Polmann se bâtit vite une réputation nationale. A chacun de ses spectacles, il draine entre 500 et 2000 spectateurs. Il devient vite la tête d’affiche des grands cirques. Innovateur, il va aussi être l’un des premiers à imposer les grandes parades dans les villes, et la sienne est loin de passer inaperçue : ses artistes et hommes de piste sont habillés en hindous ; les chars sont somptueux et encadrés d’animaux exotiques et notamment de dromadaires.
Dès 1923 il lance son propre cirque, intitulé en toute modestie "The Great Polmann" ! Il tourne tout d’abord en Picardie, puis dans le nord de la France. Le succès s’amplifie et son cirque au nom anglais, va vite s’imposer lors des tournées en Belgique, en Grande Bretagne, aux Pays Bas et bien sur en France.
Le célèbre magicien Carington, qui devint ensuite son ami, témoigne de son premier contact : « Notre première rencontre date de 1924, du temps de mes débuts. Polmann passait à Rouen, j’ai voulu non seulement le voir, mais aussi de me rendre compte. Avec un camarade nous répondîmes à son appel en tant que bénévoles pour une expérience de télépathie ; J’étais prêt à déceler les trucs, à percevoir le chiqué, je venais vers lui avec une incrédulité profonde ; Et pourtant…. ! Pourtant il transperça d’aiguilles les oreilles de mon camarade et il me mit moi-même en catalepsie sur le dossier de deux chaises, puis sauta à pieds joints sur mon corps, triomphant facilement de mon esprit rebelle, de ma volonté. Dès lors, j’eus pour lui une admiration profonde qui devint une amitié. »
Ses spectacles sont grandioses : Une musique crée d’abord l’ambiance propice par quelque air troublant tandis que des parfums envoûtants brûlent dans des vasques. Lorsque le rideau se lève, c’est pour faire place à un décor oriental de toute beauté, chargé de mystère, de secret et de possibilités magiques. Deux hindous et deux femmes, dont l’une est la très belle Madame Polmann, se tiennent de chaque côté de la scène. Minute de silence, Polmann apparaît. Il est très grand, il impose, il impressionne d’emblée ; il a le physique parfait de l’emploi et il suffit qu’un gros turban le coiffe pour que sa tenue – un simple pantalon de flanelle blanche et un veston noir - se pare de cet orientalisme qui va si bien aux numéros d’illusions. La première partie du spectacle est consacrée au magnétisme, à l’hypnotisme et à la transmission de pensée. Le succès est immense d’autant plus que Polmann a un tel ascendant qu’il n’a jamais besoin de compère. Sa prestance et le langage qu’il emploie pour ses illusions le distinguent tout particulièrement.
Enfin c’est le clou ; le grand moment, sa spécialité. Le décor représente une forêt tropicale dans une clairière dans laquelle est dressée une cage. Cette cage pourrait nuire à l’illusion, mais Polmann saura la faire oublier. Quatre bêtes splendides, quatre lions sont là. On réclame le plus grand silence.
Et revoilà Polmann, sans cravache, sans fouet. Il s’avance en tenue d’été, l’air d’un touriste. Pas un geste, seul son regard, son fameux regard magnétique, commande, impose et dirige les exercices exécutés par les fauves. Il leur fait faire des numéros au son de sa voix, de la main et de ses yeux. A la fin du spectacle il endort les lions. Ils dorment si profondément que les assistants doivent les emporter dans les cages.
Le mot fascination s’impose. C’est du délire dans la salle. Le public est médusé à l’extrême. Paul Hutteau est doué d’un immense talent et du don de la mise en scène. Sa façon d’étoffer les présentations de termes scientifiques en fait un artiste de l’illusion.
Au début des années trente, après 10 ans de grandes tournées, The Great Polmann doit cesser son activité lors d’une tournée en Belgique, à la suite de quelques incidents.
Par un spectaculaire renversement de situation, le maître du mystère se retire alors à l’Etoile où il ouvre la modeste "Auberge du Colvert". Pour autant, il ne cesse complètement de donner des spectacles, notamment dans la salle de son auberge.
Le week-end, il sollicite un bénévole – parfois plusieurs - qu’il hypnotise. Incroyable, pendant que son homme dort, il ajoute une farce à retardement à son spectacle en conditionnant son cobaye pour qu’il aille balayer le trottoir en face de l’usine des Moulins Bleus le lendemain matin à 8 heures, et avec son propre balai… Et que se passe-t-il le lundi à l’heure dite ? Après avoir descendu les Moulins Bleus le balai à l’épaule, notre homme vient balayer comme prévu le trottoir devant l’usine… Et comme chacun l’avait raconté à l’autre, une foule très importante est venue sur place constater l’évènement. C’est à n’y rien comprendre ! Et soudain, sans que l’on sache comment, notre balayeur « se réveille », tout penaud de se trouver en un tel endroit un balai à la main, et pas moins étonné de la présence d’une telle foule !
Le Fakir Blanc donna de nombreuses représentations dans la ville de Montdidier, située au sud-est de la Somme à proximité de l’Oise. Le théâtre qui ressemblait à une bonbonnière ayant été détruit pendant la guerre obligea ensuite Polmann à installer son cirque ambulant sur la place Faidherbe. Assez connu dans cette ville, lors d’une représentation il invita tous les commis charcutiers de Montdidier à monter sur la scène. Après une séance d’hypnose collective enfiévrée, il leur suggéra de se retrouver le lendemain à l’heure de l’apéritif au café du commerce, une andouille à la main. La gageure était de taille. Nombre de spectateurs restaient sceptiques. Le pari fut cependant tenu et gagné. Avec un ensemble touchant, débouchant des divers quartiers de la ville nos charcutiers tenant une andouille à la main se retrouvèrent devant le comptoir du café. L’histoire ne dit pas ce qu’il advint des "andouilles" mais ce fut un fameux succès, toutes les andouilles étaient là !
Derrière son comptoir Mr. Paul ne put jamais oublier complètement ses spectacles. De plus, il était constamment sollicité par ses clients et il lui arrivait donc encore, pour le plus grand plaisir de tous, de réaliser de nombreux tours. Il en est un auquel j’ai moi-même assisté vers 1951/52. Monsieur Paul possédait une guillotine qu’il déposait sur la table de billard en face de son comptoir. Quand la salle était pleine il prenait une carotte assez grosse et la plaçait sous la lame de la guillotine. Puis il tirait la corde qui maintenait cette lame en position haute et, naturellement, la lame tranchait la carotte. Recommençant à plusieurs reprises cette présentation, la table était jonchée de nombreuses rondelles. C’est alors que s’adressant à la foule Mr Paul sollicitait un bénévole afin qu’il introduise sa main jusqu’au poignet sous la guillotine... Effroi, comme un seul homme, chacun faisait un pas en arrière. Mais sur l’insistance de Polmann un bénévole acceptait finalement d’introduire sa main sous la lame. Des dizaines d’yeux étaient dirigés sur cette main. Le moment fatidique arrivait.
Mr. Paul tira sur la corde et lorsque l’on entendit le clac de la lame traversant le poignet de ce pauvre bénévole, chacun retint sa respiration. L’on aurait entendu une mouche voler... Le silence fut long. Quand enfin Mr Paul remonta la lame et que notre homme put ressortir sa main avec son poignet sans aucune égratignure chacun poussa un ouf de soulagement et applaudit chaleureusement Mr. Paul de cette démonstration ;
De cette même époque je me souviens et je crois encore entendre les rugissements de ses lions qui se trouvaient en liberté dans la pâture à l’arrière de son auberge le long de la rue aux Sacs. C’était surtout la nuit en été qu’ils nous réveillaient. Et dans la journée, ma mère, comme toutes les autres mères du secteur, m’interdisait formellement d’aller jouer du côté de la rue aux Sacs !
Rappelons qu’il exista une kommandantur à l’Etoile pendant toute la période d’occupation Les allemands logeaient dans deux logements situés de part et d’autre de l’auberge du Colvert et certain dans cette auberge. Mr. Paul trouva le moyen de loger des aviateurs anglais ainsi que des prisonniers en fuite au nez et a la barbe des allemands.
Mr. Paul s’est éteint le 20 juin 1953 à l’age de 66 ans. Il repose aujourd’hui au cimetière de la Madeleine à Amiens. Il emporta dans la mort tous ses trucs et tous ses secrets. Le Fakir Blanc Polmann, allias Paul Hutteau, reste pour beaucoup d’amoureux du cirque et en particulier pour les habitants de L’Etoile, l’homme qui savait parler aux lions. Pour finir, citons une anecdote dont tous les anciens de la commune se souviennent encore : Un après-midi, deux dignes représentants de la maréchaussée, porteurs d’une convocation ministérielle, entrèrent sans prévenir dans le domaine du maître Polmann. Nos deux gendarmes se trouvèrent alors nez à nez avec l’un des lions. Affolés, on ne les revit jamais ; ils doivent courir encore !
C'était un honneur pour les nouveaux venus à l'auberge du Colvert que de pouvoir serrer la main du célèbre Fakir Blanc et ainsi de pouvoir s'enorgueillir de ce fait dans leur famille et auprès des amis. Mais ce qu'ils ne savaient pas encore avant de tendre la main à Monsieur Paul, c'est que ça deviendrait un souvenir inoubliable.
Polmann, outre ses nombreux tours, en avait donc un qu'il utilisait très souvent lorsqu'un nouveau venu entrait dans son café et que cette personne lui tendait la main pour lui dire bonjour. Il ne lui fallait pas plus de quelques petites secondes pour appliquer ce tour. Polmann tendait également sa main pour saluer le nouveau client mais, au moment de se retirer, celui-ci, étonné, ne pouvait plus relâcher sa main de celle de Polmann. Naturellement, le nouveau venu lui demandait alors de bien vouloir le libérer de sa main mais Mr. Paul lui répondait : "Ce n'est pas moi, regardez ma main !" Et le client baissant les yeux voyait avec stupeur que la main de Polmann était grande ouverte. C'était au contraire lui, le nouveau venu dans son auberge, qui serrait énergiquement la main de Polmann sans pouvoir relâcher son étreinte ! Il essayait par tous les moyens de détacher ses doigts, de soulever son pouce, mais peine perdue… jusqu’à ce que Polmann voyant l'énervement de son client le libère enfin de sa propre interminable empoignade !
Voir aussi Paul Hutteau, sous l'ocuupation allemande : Les joueurs de ping-pong ; Le mur de L'Etoile.
D'après un texte et des documents de Jacky Hérouart. Sources : Le Courrier Picard du 21 juin 1953 ; Le Courrier Picard date inconnue ; L’Inter Forain du 1er Août 1953 ; Détective du 10 août 1953 ; Le Courrier Picard du 15 juin 2003 ; Et toutes mes archives personnelles en provenance des anciens de L’Etoile dont ma tante Bernadette, employée au Colvert, laquelle servait les repas aux anglais et autres convives.
Sincères remerciements à Pierre Hutteau, neveu de Mr. Paul (Jacky Hérouart, le 2 février 2009). Carte postale Polmann : Coll. G. Lancel (au verso : Photographie Louis Martin, 52 Faubourg Saint-Martin, Paris).
Dernière mise à jour de cette page, le 30 juin 2009.