L'ETOILE ET SON HISTOIRE par Ghislain LANCEL |
Il faut distinguer deux temps, à propos de la Chapelle Notre-Dame de Miséricorde à Moreaucourt, puisque la chapelle initiale fut détruite en 1965. L'ancienne chapelle se trouvait à gauche juste avant le carrefour (à seulement trois directions) de la petite route de L'Etoile à Flixecourt (actuelle route D 112) et d'un chemin, encore existant, sortant de l'ancien porche de la ferme de Moreaucourt en direction du Bois de Sentelier (et St-Ouen). Située assez loin des bâtiments du prieuré elle en avait donc certainement toujours été indépendante, le prieuré avait d'ailleurs sa propre chapelle, juste à côté de l'abside de son église.
L'actuelle chapelle murale est en face, appuyée sur le vieux mur de l'ancienne ferme du prieuré, mais décalée à peu près à mi-distance entre l'ancien porche et le court chemin d'accès aux ruines du prieuré.
L'ancienne chapelle, si l'on se réfère au style de sa construction en briques, ne semblait pas extrêmement ancienne. Deux plans tendraient d'ailleurs à prouver qu'elle fut construite entre 1746 et 1775, ces dates étant celles de deux plans où elle figure sur le second mais pas sur le premier.
Sur le premier plan [Atlas de Flandre, 1746 (dont l'orientation nord est inhabituellement à droite)] on reconnaît facilement la ferme du prieuré et le carrefour, mais sans chapelle. Vu la qualité de la représentation on peut penser que ce n'est pas un oubli. On voit très bien l'exploitation agricole, avec ses bâtiments en rouge enfermant sur trois côté une cour qui semble aménagée avec quatre jardins. Le prieuré, bien que certainement déjà dégradé (il est d'ailleurs plus radicalement désigné d'abbaye détruite sur le plan), n'est que stylisé par le double carré. Sur le second plan [AN, Plan N/II/Somme/33, daté de 1775], dont l'orientation est plus habituelle (le nord vers le haut) la chapelle est nettement représentée, avec une petite croix sur son toit (mais la ferme n'y est figurée que par la maison d'habitation). Entre les deux plans, on remarquera une mystérieuse excroissance près du carrefour, orientée vers la route sur le premier plan, mais vers l'intérieur dans le second cas ! Que pouvait-elle représenter ? Une primitive chapelle, un ermitage, un puits ou une mare à l'accès modifié ?
Cassini, en 1757, ne semblait pas non plus avoir connaissance de la chapelle de Moreaucourt.
En 1847 la famille du meunier de Moreaucourt (d'après les recensements il s'agit donc de la famille Rozelle) sous la menace d'un danger imminent espéra en l'intercession de la Vierge Marie en lui offrant une statue pour la chapelle du lieu. Quelques décennies plus tard, la presse religieuse, par la plume du curé de Vignacourt, publiait un bref historique du prieuré de Moreaucourt et relatait cette offrande, l'associant à la Vierge honorée par les religieuses de Moreaucourt. L'agrandissement, consécutif au succès grandissant des pèlerinages, est aussi évoqué.
" En face de la porte principale [de la ferme de l'abbaye], sur le bord du chemin, une très modeste chapelle était là, délaissée, depuis peut-être le départ des religieuses du couvent [de Moreaucourt, en 1635], lorsque par suite de dangers graves et imminents, les braves gens qui habitaient le moulin de l'abbaye résolurent de placer une statue de la Sainte Vierge dans cette toute petite chapelle.
" La population de l'Etoile qui conserve toujours une très grande dévotion à la Sainte Vierge, accueillit le projet avec une vraie joie et le curé de la paroisse, Monsieur Plet à qui revient pour une très grande part, l'honneur de cette restauration, ne manqua pas de profiter de ces excellentes dispositions, et en 1847 on inaugurait avec une très grande pompe, la nouvelle statue, sous le vocable de Notre-Dame de Miséricorde, parce que la menace des dangers courus faisait souvent jeter ce cri : Mon Dieu, Sainte Vierge miséricorde ! Le pèlerinage à Notre-Dame de Miséricorde était établi et tous les ans, un des dimanches consacrés à Marie [en mai ou juin], les habitants de l'Etoile et un grand nombre des populations environnantes se rendent processionnellement à Notre-Dame de Miséricorde, et dans le courant de l'année, de nombreux pèlerins viennent parfois de bien loin et par des temps rigoureux, invoquer Notre-Dame de Miséricorde, et lui demander quelque faveur spéciale.
" En 1865, un des successeurs de M. Plet, M. l'abbé Bourg[e]ois, voulant développer davantage encore le pèlerinage et la dévotion à Notre-Dame de Miséricorde, fit construire une chapelle, plus grande et plus digne, qui est là comme une pierre d’attente et un titre de propriété de la Sainte-Vierge, jusqu’à ce qu’il lui plaise de retrouver une pieuse main qui relève les ruines de son ancienne maison et lui rende la vie et le parfum religieux des beaux jours de sa splendeur.
" Puisse Notre-Dame de Miséricorde ne pas nous abandonner et rester toujours la reine honorée et bénie de l’abbaye de Moreaucourt [...] " [Beaussart, curé de Vignacourt, dans Le Dimanche, p. 141-143 (23 août 1885)].
Ainsi que l'on vient de le voir, il est confirmé par le Registre des Actes et des Délibérations du Conseil de Fabrique de l'Eglise de L’Etoile que la chapelle, en grande vénération, fut agrandie en 1855/56. L'importante somme d'environ 1500 francs est en grande partie couverte par les offrandes :
"Reconstruction de la chapelle de l'abbaye : Monsieur le curé [l'abbé Bourgeois] , après avoir consulté le Conseil de fabrique a, suivant les vœux de la population de L’Etoile, fait reconstruire la chapelle de l'abbaye, petite chapelle de la S te-Vierge qui, sous le vocable de Notre-Dame de Miséricorde, est en grande vénération. Le Conseil de fabrique, considérant que la chapelle appartenant à la paroisse de L’Etoile doit être administrée par le conseil de fabrique de ladite paroisse, considérant que le chiffre de toutes les offrandes réunies pour le paiement de la chapelle s'élève à la somme de mille quarante-six francs et que le chiffre des dépenses s'élève à la somme d'environ quinze cent francs, vote une somme de deux cent dix-huit francs pour la chapelle..." Ce complément de 218 francs sera à prendre sur le budget de 1867 [ ADS, V 436016]. A signaler que cette même année, le 5 août, on avait assisté à la Consécration au Sacré-cœur de Jésus, à l'occasion du cholera qui frappait Amiens, pour épargner la paroisse de L’Etoile.
L'aspect de la première chapelle nous est inconnu. Celle agrandie en 1865/66 nous est par contre connu par une vue de derrière sur l'aquarelle qu'en fit O. Macqueron en 1881, et par deux cartes postales, l'une montrant l'extérieur (CP 67), sans les deux croix sur le fait du toit, mais l'une semble cachée par une vue en contre-plongée et l'autre masquée pour y mettre le titre de la carte postale, l'autre carte montrant l'intérieur, avec la vierge (CP 65). Une description sommaire de cette chapelle du style néo-gothique de l'époque est donnée par A. Ledieu : "De l'autre coté du chemin est une chapelle en pierre en forme de niche cintrée surmontée d'un fronton aigu" [Le Cabinet..., t. 10, p. 48]. L'actuelle chapelle murale en a conservé les deux piliers de façade et naturellement la statuette.
Le dimanche 28 mai 1876 le pèlerinage à la chapelle Notre-Dame de Miséricorde fut l'un des plus importants jamais organisés, associant au déroulement des cérémonies les prêtres des paroisses voisines et rassemblant environ 3000 personnes. A l'aller, la Vierge est portée par des jeunes filles jusqu'à la chapelle. Le retour s'achève par la bénédiction du St-Sacrement (le Groupe en pierre placé dans l'arche principale de l'abside), donnée à l'assemblée des fidèles réunis dans l'église. Voici l'intégralité d'un article anonyme consacré à ce pèlerinage, témoignage passionné, musical et haut en couleurs, à l'image de la réalité :
" La Paroisse de l'Etoile a vu, dimanche dernier, 28 mai, une de ces fêtes qui font tant de bien à l'âme. Il s'agit du pèlerinage si touchant qui s'accomplit chaque année au sanctuaire de Notre-Dame de Miséricorde à l'abbaye de Moreaucourt.
" Dire le sentiment de bonheur et de douce joie qui rayonnait sur tous les fronts, le recueillement peint sur tous les visages, c'est ce qu'il est plus facile de sentir que d'exprimer.
"Annoncé dans les paroisses voisines ce pèlerinage attira à l'Etoile une foule très nombreuse.
" A quatre heures la procession quittait l'église au chant des psaumes et des hymnes, alternés par de ravissants morceaux de musique vocale exécutés par l'orphéon de l'Etoile. Un temps magnifique favorisa le déploiement du saint cortège. Arrivées au chemin qui conduit à la chapelle de N.-D. de Miséricorde, la paroisse de Condé-Folie, son zélé pasteur en tête, et les étendards déployés, la population de Bouchon avec ses statues et ses bannières vinrent se joindre à la procession de l'Etoile.
" Qu'il faisait beau voir ces longues files d'enfants tenant à la main des oriflammes, ces nombreuses jeunes filles, revêtues de leurs robes blanches, portant la statue de leur Mère du ciel, la saluant de leurs plus beaux cantiques. Qu'il était beau ce spectacle ! Quel triomphe pour la sainte Vierge.
" Enfin la procession arriva au sanctuaire. Déjà une foule compacte et recueillie était groupée autour de la Mère de Miséricorde. Messieurs les curés de Flixecourt, d'Hangest, de Ville-Saint-Ouen étaient aussi venus avec leurs paroissiens aux pieds de la sainte vierge.
" Après le chant du Magnificat exécuté par l'orphéon, M. l'abbé Dussuelle, curé d'Yseux, entretint son vaste auditoire de N.-D. de Miséricorde. Convaincu et convaincant, persuasif et entraînant, c'était, on peut le dire, moins de ses lèvres que de son cœur que s'échappaient les flots d'apostolique éloquence qu'il déversait dans le cœur de ses auditeurs émus. Aussi ces trois mille personnes, là debout, l'écoutaient au milieu du silence le plus profond. Ce qui se passa dans tous ces cœurs, pendant les trop courts instants que l'on demeura au sanctuaire, je n'entreprendrai point de le décrire.
" Avant de quitter le sanctuaire les jeunes gens de l'Etoile qui font partie de l'orphéon, firent leurs adieux à la sainte Vierge en chantant le Regina cœli, puis la procession reprit sa marche vers le village.
" La Bénédiction du Saint-sacrement mit le sceau à cette belle cérémonie, le pèlerinage était fini..... Mais le souvenir en est resté et restera longtemps dans les cœurs. " [Signé XX..., dans Le Dimanche (1876), p. 450-451].
Il faut croire que nombreux furent ceux qui espérèrent encore longtemps dans l'intercession de la Vierge Marie face à un danger imminent, ou qui furent tout simplement de bons paroissiens pratiquants, car la ferveur pour ce rassemblement ne faiblit pas durant de nombreuses décennies. Le 13 mai 1888, on notait le même entrain pour ce pèlerinage que pour la bénédiction du nouveau calvaire, trois jours plus tôt. Le dimanche 4 mai 1890, on relate la traditionnelle procession, ouverte par 50 cavaliers, suivis par les enfants des écoles, garçons et filles, et par un groupe de jeunes filles portant la vierge, restaurée, depuis L'Etoile où avait eut lieu la bénédiction jusqu'au sanctuaire à Moreaucourt. La foule se déploie sur plus d'un kilomètre, regroupant 3 à 4 000 personnes. La statue de la Vierge, qui avait été mutilée odieusement avait été restaurée par M. Calais, sculpteur, grâce à la généreuse piété des habitants. La tradition se poursuit de même au début du siècle suivant. Le 31 mai 1908, le beau temps, mais aussi le viol du tabernacle intervenu dans la nuit du 22 au 23 mai, provoquent le rassemblement d'une foule plus nombreuse que jamais, et en particulier de bande d'ouvriers endimanchés. Le dimanche 11 juin 1911, on note que la procession n'a jamais vu autant de monde depuis 20 ans. Le soir traditionnelle bénédiction du St-Sacrement à l'assistance, qui ne put toute entière trouver place dans l'église. En 1913 on note avec satisfaction le retour de la présence des hommes au pèlerinage : Le dimanche 4 mai 1913, les rideaux entourant la chapelle sont noirs de monde, certainement plus d'un millier de personnes. Ce qui faisait plaisir à voir, c'est qu'on pouvait y compter un bon tiers d'hommes. Le temps paraît se passer où il n'y avait plus que des femmes aux cérémonies [Le Dimanche (1890), p. 396 ; (1888), p. 409-410 ; (1908), p. 474-476 ; (1911), p. 529 ; (1913), p. 373].
La période d'entre les deux guerres, bien que plus récente, est assez mal connue. Il semblerait que peu avant 1940 un substitut de pèlerinage avait été réinstauré, pour les communions solennelles, avec rassemblement dans l'espace de l'ancien prieuré. Jacky Hérouart signale qu'en 1942 il y eut une procession jusqu'au parc de l'ancien prieuré, avec de très nombreux pèlerins, et que la journée fut marquée par une bénédiction des ouvriers de la vallée de la Somme. En 1943, la foule fut dense.
En 1947 (18 mai), on relance le pèlerinage (18 mai) : « Vos pères venaient par milliers [...]. Venez en foule », et en 1949 (29 mai), Monseigneur Droulers y assiste. Le même jour il bénit la restauration des vitraux de L’Etoile [La Croix de Picardie, 11 mai 1947 et 20 mai 1949].
Ce pèlerinage se poursuivit jusqu'au décès de l'abbé Pont. Les communions solennelles s'effectuaient le dimanche précédent l'Ascension tandis que le pèlerinage se déroulait le dimanche suivant l'Ascension.
C'est en 1965, suite à un accident mortel dont les environs de la chapelle pouvaient être rendus responsables, qu'elle fut détruite. La victime, Daniel Boyenval, n’avait que 26 ans. Il disparaissait en laissant une veuve et une fillette de quelques années. L'homme roulait en cyclomoteur. Il est décédé le 26 février 1965. La commune et la DDE décida d’abattre la chapelle et d’araser une partie du talus face à l’entrée de la ferme de l’Abbaye, afin d’améliorer la visibilité sur la route départementale D 112 des automobilistes et des conducteurs de deux roues.
C'est en mémoire de l'ancienne chapelle que fut aménagée la symbolique nouvelle chapelle, adossée au vieux mur de l'ancien prieuré, en ne conservant de la précédente que deux piliers et la statue de la Sainte-Vierge. Gérard Cahon regrette que "Ce dernier oratoire fut dressé juste à l'endroit où le sommet actuel de l'ancienne muraille de pierre portait encore les traces de ce qui, jadis, représentait la base triangulaire d'un calvaire, en silex incrustés, indiquant au passants que ce lieu était un asile de paix et une terre consacrée. La petite statue de la Vierge fut replacée dans cette niche sans cérémonie par les services de la voirie, mais il est bon qu'elle témoigne encore" [Cahon, p. 148].
En 1966 (le 8, ou le 15 mai) se déroula le dernier pèlerinage, non par manque de conviction, mais à la suite du décès accidentel du curé, l'abbé Pont, survenu le 24 décembre 1966. Son remplaçant l’abbé Maxent Lecomte, arrivé à L ’Etoile en août 1967, n’avait pas tenu à poursuivre le pèlerinage à Notre-Dame.
La chapelle subsiste. A l'abandon, elle fut remise en état et la statuette en bois repeinte, en mars 1995. La sainte est toujours honorée, on y trouve assez souvent des fleurs.
Crédit photographique : G. Lancel (photo de gauche, oct. 2003), J. Hérouart (autres photos, mars 2005).
Dernière mise à jour de cette page, le 28 décembre 2007.
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