L'ETOILE ET SON HISTOIRE par Ghislain LANCEL | |||
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Les 8 photos :
Haut des Moulins-Bleus, Café Godalier : Attente du pain ; Attente de distribution ; Préparation de la soupe populaire.
Rue des Moulins-Bleus, face à l'usine : Piquet de grève.
Rue d'Amiens, Café Margris : Distribution du pain.
Place-Rouge (des Internés...) : Meeting, avec le maire ; Meeting, la foule ; La soupe populaire.
En 2006 la France a fêté les 70 ans du Front Populaire et l’instauration des Congés Payés. Mais avant d’en arriver à cette victoire que s’était-il passé de particulier à l’Etoile où la quasi-totalité des ouvriers de ce village, et même d’une bonne partie de ceux des villages voisins, travaillaient aux usines Saint-Frères des Moulins-Bleus ? Les témoignages oraux deviennent très rares : un gamin de 15 ans en 1936, avait 85 ans en 2006... Heureusement, des témoignages existent, ainsi que quelques exceptionnelles photos et même de courtes séquences filmées...
Au plan national, la crise de 1934 et l’ensemble des mesures destinées à lutter contre l’inflation, avaient amené le gouvernement Laval à mettre en place, dès le mois de mai 1935, des réductions de l’ordre de 10% sur les dépenses publiques mais aussi des mesures très impopulaires comme des réductions sur les salaires et les revenus, ainsi qu’une hausse des impôts. En réaction, les 26 avril et 3 mai 1936 un accord électoral intervenait entre les trois partis de gauche, le Front Populaire, qui remportait 358 des 580 sièges et lui offrait ainsi une large majorité à la chambre des députés. Le 4 juin 1936 Léon Blum est le premier socialiste à accéder à la présidence du Conseil. La masse ouvrière saisit l’opportunité pour marquer son mécontentement et la France se retrouve dans un contexte de grèves ouvrières.
A L'Etoile, dans la vallée de la Nièvre et en plusieurs agglomérations de la Somme, c’est Saint-Frères à lui seul qui fait travailler le monde ouvrier. En 1907 Pierre Saint avait été nommé directeur de tous les établissements Saint Frères de la Somme. En 1911, il possède 20% du capital, dirige 11 usines et commande un personnel de 9 000 personnes ! Il énonce ses décisions en termes clairs et va toujours droit au but. Il donne l’image d’un patron affable et courtois, mais il dirige cependant son groupe et son personnel avec autorité. Pierre Saint déteste perdre son temps, gaspiller, il n’accepte pas les notes de frais trop élevées, ne transige jamais sur la discipline, il interdit de fumer et n’admet pas les coups de pouce d’embauche même en provenance d’un député ! Attentif à tout, il se déplace sans arrêt pour ses activités professionnelles et visite ses usines une fois par semaine en voiture hippomobile. Il parcourt les ateliers, observe et rédige si nécessaire des admonestations aux directeurs au sujet de défaillances observées. Mais s’il y a risque de conflit dans une de ses usines alors il ne quitte plus jamais Flixecourt ; il tient à ramener l’ordre lui-même !
Dans la Vallée de la Nièvre la grève débute le samedi 6 juin 1936 à l’usine Saint Frères d’Harondel (lieu-dit de Berteaucourt les Dames où ne se trouvait que l’usine). Le lundi 8 juin c’est l’ensemble du personnel de l’usine de Flixecourt qui cesse le travail, grève bientôt suivie par tous les personnels des Moulins-Bleus à L’Etoile et de l’ensemble des usines du secteur, Saint-Ouen, Pont-Rémy, Longpré-les-Corps-Saints, Condé- Folie, etc.
Que ce soit pour les salaires, les embauches ou les exclusions, Pierre Saint décidait seul. Strict pour lui-même, il l’était aussi pour l’ensemble de son personnel, à quelque niveau que ce soit. En 1936 les salaires étaient très bas et les dialogues avec la direction pratiquement impossibles : les réclamations n’étaient donc jamais prises en compte...
Aussi dès le mardi 9 juin au matin des groupes se rassemblent un peu partout à L'Etoile et établissent des listes de revendications, lesquelles seront rapidement regroupées et transmises à la direction.
Le personnel de la Prévoyance est également en grève. Ce n’est sans conséquences puisque c’est dans cette coopérative des Moulins-Bleus que presque tout le personnel de l’usine achète le nécessaire à la vie de tous les jours, du charbon à la nourriture. Aussi, après quelques jours de grève, le ravitaillement en denrées alimentaires commence à poser problème. Mais l’on s’organise, les grévistes sont déterminés à maintenir leur grève : « Il y a toujours des débrouillards qui iront collecter des légumes et de la volaille dans les communes agricoles des environs, Bouchon, Villers, etc. Un élan de solidarité exemplaire se met en place. Il n’y aura pas d’exclusion, nous sommes tous dans la même barque, tous concernés, finies les rancunes avec son voisin, aujourd’hui ce sont les patrons qui sont visés. Avec ce que chacun pourra apporter, l’on pourra tenir le temps qu’il faudra ! Ainsi l’on fera la popote en deux endroits différents de la commune dans deux énormes chaudrons, l’un prêté par l’Amicale des Anciens Elèves et le second récupéré dans l’ancienne cantine Saint Frères. Le premier site se trouvait sur la place, au carrefour, en plein air, site qui prendra ensuite le nom de Place-Rouge, et le second dans le garage du café Godalier [aujourd’hui, le Café des Sports] en haut de la rue des Moulins Bleus. Ces repas prendront ensuite le nom de ‘Soupes Populaires’ et dureront toute la semaine. Monsieur Pluquet Lucien, boulanger à la Prévoyance Saint Frères est également en grève. Bénévolement, chaque matin il ira aider un collègue boulanger des environs. Pendant ce temps, avec des matériaux de récupération, des ouvriers installent un baraquement de fortune à côté du café Margris plus connu sous le nom de café Marie Montagne. Tous les matins les Stelliens se regrouperont à proximité de ce baraquement dans l’attente du retour de Lucien, et jamais, grâce à Tcho-Tcho, le temps de la grève, nous n’avons manqué de pain. »
Le même jour 8 juin, au niveau national le Patronat et la C.G.T., après arbitrage du gouvernement, signent les accords de Matignon : le droit syndical est reconnu dans les entreprises, des hausses de salaires de l’ordre de 7 à 15% sont accordées. Les 11 et 12 juin, le Parlement vote les lois instaurant les conventions collectives, la semaine des 40 heures sans diminution de salaire et les inimaginables congés payés !
Dès ce 12 juin, le syndicat picard des industries textiles fait savoir qu’il compte relever les salaires de 12 % et appliquer le contrat collectif.
Dans tout l’Etoile c’est du délire. Plus de quarante ans après, en 1978 un ancien syndicaliste se souvenait encore avec émotion de cette grande victoire du monde ouvrier : « Nous étions tous animés d’un même désir c'est-à-dire que nous étions prêts à retravailler, mais plus pour des salaires de misère et être considérés comme des chiens. Ce que nous venions d’obtenir tenait du miracle. Jamais aucun de nous n’aurait pensé obtenir tout ce que l’on venait de nous promettre. »
Le dimanche 14 juin le syndicat de l'usine des Moulins-Bleus, soutenu par le conseil municipal de L'Etoile, fête ce succès qui prendra le nom désormais historique de « Fête du Front Populaire ». Les responsables syndicalistes extérieurs avaient été prévenus. Aussi, toutes les communes Saint-Frères – on appelait ainsi toutes celles où étaient implantées des usines de ce groupe – étaient représentées et ce fut par de très fortes délégations. Participèrent également aux festivités des délégations de communes dites textiles comme celles d'Airaines, d'Allery et d'Hallencourt, sans compter une masse impressionnante d’ouvriers et ouvrières venus se joindre spontanément au cortège.
Jamais l’on n’avait jamais vu un tel rassemblement ouvrier à l’Etoile. En voici quelques échos et souvenirs : « Depuis le début de l’après midi la foule ne cessait d’arriver, venant de toutes les communes environnantes. Je me suis toujours posé la question de savoir comment toutes ces personnes ont été averties de ce rassemblement. On a estimé qu’il y avait entre 4 et 5 000 personnes extérieures à la commune. » [Roger Minard] – « Pour fêter l’évènement on a sorti les habits du dimanche comme un jour de mariage ou de communion. » – «Je ne suis pas parvenu à rejoindre la tête du défilé en face de l’usine pour rejoindre mes collègues qui portaient une banderole où l’on avait écrit Front Populaire. J’ai été coincé à hauteur de l’école et j’ai été obligé de prendre le défilé au passage, avec bien du mal... » – « Le défilé, fanfare en tête, escorté par les pompiers débordés, le conseil municipal puis les ouvriers, démarre en face de l’usine des Moulins Bleus en direction du Monument aux morts, pour un dépôt de gerbes, puis vers la Place-Rouge où un vin d’honneur est offert par la commune. La foule est tellement dense qu’il est pratiquement impossible de se frayer un chemin. » – « Les rues étaient noires de monde, et comme le soleil était également présent, les cafés étaient pris d’assaut. Dans une ambiance indescriptible certains ne sauront jamais ce qui s’est réellement passé à l’Etoile, tant au Monument que sur la Place, inaccessibles, et sont restés pratiquement toute leur après midi au même endroit... Mais on s’en fichait, nous étions heureux, on a chanté, on a dansé et le lendemain nous reprenions le boulot dans l’attente de la mise en place effective des nouvelles mesures annoncées. »
Monsieur Décamps directeur de l’école des Moulins-Bleus et Président de l’amicale des anciens élèves écrira dans les archives de ses films : « J’ai eu toutes les peines du monde à filmer le défilé sans me faire bousculer et pouvoir cadrer correctement. J’ai été obligé de mettre fin à la prise de vue, avec le désespoir de ne pouvoir immortaliser plus longtemps un tel évènement. » Déçu, il nous a toutefois légué quelques courtes séances filmées, les seules connues, de cet historique défilé victorieux après les grèves de 1936 à L'Etoile. Voir ces extraits (et quatre des huit photos, avec travellings et zooms) dans le DVD, L'Etoile autrefois.
L'on doit d'abord à Joseph DAUSSY, syndicaliste Cégétiste convaincu, vendeur de l'Humanité, orateur à la parole aisée, mais aussi homme à l'écoute, toujours un crayon et un calepin sur lui, et en ce sens certainement archiviste avant l'heure, d'avoir détenu la collection des photos des grèves de 1936 (toutes sauf celle du Piquet de grève). Agé de 13 ans, Joseph travaillait déjà comme fileur à l'usine des Moulins-Bleus. En 1936, il avait 18 ans et déjà cinq années d'usine derrière lui ; le patronnat, il connaissait !
Les cadrages et la mise en scène des personnages des photos sont l'œuvre d'un homme maîtrisant la photographie et doué de qualités artistiques. Les clichés sont de grande tailles, avec une excellente résolution. A n'en pas douter, les photos détenues par Joseph furent réalisées par un photographe professionnel de qualité. Furent-elles réalisées à la demande de la Fédération ? C'est possible, elle était très puissante, pour preuve c'est à L'Etoile et non à Harondel que fut organisée la Fête du Front populaire.
Ces photos ont immortalisé les visages de bien plus d'une centaine de grévistes... Mais ceux-ci seraient toutefois restés éternellement dans l'anonymat, si Jacky Hérouart n'avait présenté des reproductions des clichés lors de son exposition de septembre 1978 à la salle des fêtes de L'Etoile. C'est à cette occasion que chacun a pu reconnaître, qui un ami, qui un ancêtre. Les noms furent scrupuleusement notés. Les commentaires, en particulier ceux de Simone HEROUART, Thérèse DEBRUYKER, Roger MINARD (ancien maire) et naturellement ceux de Joseph DAUSSY, tous employés de l’usine Saint Frères des Moulins Bleus, furent gravés dans la mémoire. Leurs propos sont ici reproduits, le plus fidèlement possible. Il est heureux que Jacky Hérouart ait reproduit les photos en 1978. Joseph Daussy est décédé en 1993 et les originaux de ses photos n'ont pas été retrouvés ; la famille les recherche...
D'après un texte et une idée de Jacky Hérouart.
Dernière mise à jour de cette page, le 19 mars 2007.
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