L'ETOILE ET SON HISTOIRE par Ghislain LANCEL
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Saint-Frères : paye n° 93, en 1886

 

Fichier des payes

Récapitulatifs

Compléments à l'étude du document

Glossaire

On doit à M. Hérouart, ancien maire de L'Etoile, la sauvegarde des pages du livre de la paye du 7 août 1886 aux usines Saint-Frères des Moulins-Bleus de L'Etoile. Jacky Hérouart était entré chez Saint-Frères en 1967 et sa carrière s'y acheva en tant que contremaître chef d'entretien. Il se souvient : le « Grand livre » était le livre de la paye du personnel, ouvrage où était consigné le salaire de chacun des travailleurs, payé par quinzaine de jours.

Après une longue période de prospérité le déclin du groupe Saint-Frères commença. Les usines fermèrent et l'on sait les dirigeants ne souhaitèrent pas conserver leurs archives. Elles furent donc détruites, enfouies dans des fosses et brûlées... Mais pour celles des Moulins-Bleus quelque rares documents furent soustraits à la destruction, ainsi ces quelques pages arrachées, celles de la paye de 1886 !

Date et début de l'activité aux Moulins-Bleus

Les hauts de page mentionnent explicitement la période concernée. La paie n° 93, concerne la quinzaine du lundi 19 au samedi 31 juillet 1886, et fut payée le samedi 7 août 1886.

Le numéro de quinzaine et les dates mentionnées dans cet extrait du Grand livre nous permettent d'en déduire que la première paye avait concerné la quinzaine commençant le lundi 8 janvier 1883. Ce calcul concorde avec la mention de la date de jouissance de l'usine dans l'acte d'achat par la société Saint frères à M. Octave Blanchet. En effet, l'acte fut passé le 5 février 1883, mais il stipule pour l'usine que « sa jouissance remontera au quinze janvier dernier (1883), époque à laquelle elle [la société] en a pris possession ». Ce n'est que plus tard que les habitudes changeront, chaque nouvelle année commencera alors avec une paye n° 1.

Nombre de travailleurs (600)

Il ne fallu pas moins de 5 grandes pages (50 cm x 60 cm !) du bien nommé Grand livre pour enregistrer cette paye n° 93. Ces pages sont si grandes qu'elles sont chacune divisées verticalement en deux, permettant ainsi d'enregistrer jusqu'à 172 lignes de paye par page. On relève ainsi un total de 648 lignes de paye, mais pas toutes nominatives. Certaines lignes concernent en réalité des dépenses diverses de l'entreprise, comme des travaux occasionnels, avec des libellés comme ceux de charpentiers ou de maçons. Ces lignes de travaux, contrairement aux autres, ne commencent pas par un numéro de paye. Le nombre exact des travailleurs réguliers, pour cette quinzaine, ne devrait donc correspondre qu'aux seules 580 lignes numérotées. Mais en détail, on observe que 20 payes n'ont pas de numéro, en particulier 8 lignes en fin de liste de pelotonnage, et 10 aux salaires divers. Inversement, quelques personnes ont manifestement deux lignes de paye sur deux postes différents, l'un pouvant n'être que temporaire, par exemples pour des travaux. Ainsi Eugène ALLOUX et Jules BERTOUX sont rémunérés pour un travail collectif concernant 55 pieux au titre Bâtiment-chaudière, et disposent d'une autre rémunération (plus faible) au titre du Tissage. On définitive on pourra donc fixer à exactement 600, ou un peu moins, le nombre de personnes différentes ayant travaillé aux Moulins-Bleus durant la quinzaine n° 93, hors travaux.

Nombre de jours de travail et nombre d'heures

Le nombre de jours et d'heures de travail n'est que très rarement mentionné pour les ouvriers. Pour cette quinzaine, il est toutefois connu pour deux ouvriers de l'atelier de tissage, Boniface BEAUSSART et Frumence CAILLY, qui travaillèrent respectivement 12 jours et 3 heures pour le premier et 11 jours et 9 heures pour le second, au taux de 2,25 francs par jours. A la lecture de ces chiffres il est déjà évident que la journée pleine était donc de plus de 9 heures ! Leurs payes étant respectivement de 27,55 francs et de 26,45 francs, il ne fait alors plus aucun doute que la journée de travail était de 12 heures (le maximum autorisé depuis la loi de 1848...) ! Les chiffres le confirment et sont exacts au centime près, ainsi pour la seconde paye : 11 x 2,25 + 9 / 12 x 2,25 = 26,4375 payé 26,45 francs. Par contre les lignes des salariés (au graissage, au chauffage, aux magasins, etc.) mentionnent toujours le détail des jours et heures de travail. Le minimum relevé est surprenant, avec 4 heures seulement. Le maximum est lui aussi impressionnant, mais dans l'excès, 14 jours 2 heures, soit 170 heures, ou encore 85 heures à la semaine... (Amédé LEFEVRE, à l'entretien du matériel). Une exception concerne visiblement vingt enfants (9 identifiés ayant de 9 à 12 ans) de l'atelier filature dont le travail est exprimé en heures... (de 33 à 75, souvent 66 ou 75 heures... en quinze jours), au taux de 60 centimes par jour, toutefois avec la surprise d'observer que les payes sont toutes doublées !

Les cadres, comme on dirait aujourd'hui, en fait les dix contremaîtres de l'usine, étaient payés à la rubrique Appointements. Leur temps de présence est aussi variable, mais dans une fourchette allant de 11 jours pleins à 12 jours 8 heures, avec un taux compris entre 3 et 6 francs par jour.

En définitive, il en ressort que deux travailleurs pris au hasard n'ont presque jamais la même paye, ce qui veut dire qu'en partie à cause des taux journaliers, mais surtout par les nombres d'heures et de jours de présence, les situations des travailleurs ont des situations adaptées. Mais qui régule le temps de travail ? L'usine ou le travailleur ? En ce mois d'août, on peut penser que c'est l'homme, aussi appelé aux travaux collectifs des moissons.

Evaluation des salaires

On l'a vu les situations étaient très différentes. On peut néanmoins retrouver quelques références, comme celles du salaire brut pour une journée de 12 heures. Pour les ouvriers : Filature (pour les plus de 13 ans) : 1,75 francs, mais allant parfois jusqu'aux extrêmes 1,40 (et même 0,90) ou 2,50 francs ; Tissage : 2,25 francs (mais 2 payes seulement avec le taux mentionné) ; Pelotonnage ou tramage : 2,50 francs (1 paye de chaque). Pour les salaires, graisseurs, balayeurs, métreurs, etc. : de 2,25 à 3,50 francs ; veilleur de nuit ; 3 francs ; préparateurs : de 1,30 à 2,75 francs ; contremaîtres (3 à 6 francs) ; entretien du matériel : 4 francs environ (de 1 à 4,50 francs). D'une manière générale les ouvriers devraient donc gagner un peu moins que les autres.

Les moyennes des salaires bruts de quinzaine le confirme. Elles s'établissent ainsi : Tramage : 13,97 francs (42 ouvriers) et 11,96 francs (5 ouvriers) ; Ourdissage : 14,30 francs (1 ouvrière) ; Bobinage : 16,64 francs (5 ouvrières) ; Pelotonnage : 18,09 francs (pour les seules 17 ouvrières numérotés) ; Tissage 23,86 francs (242 ouvriers) ; Parage : 42,81 francs (8 ouvriers). La moyenne du montant de la paye de quinzaine, pour l'ensemble de ces 329 ouvriers de l'usine des Moulins-Bleus était donc de 21,14 francs. Pour les salariés (269 personnes) la moyenne est un peu plus élevée, soit 21,67 francs (259 salaires) pour le personnel de l'entretien, de la filature, du mouillage, de la préparation, du métrage, etc. et 51,67 francs pour les 10 contremaîtres (38 à 72 francs). La moyenne du salaire de quinzaine était donc d'un peu plus de 21 francs pour l'ensemble du personnel, hormis les 51 francs de moyenne pour les contremaîtres. Pour ces personnels, les écarts sont donc peu importants. Et les frères Saint ? Ils ne sont évidemment pas mentionnés dans ces relevés !

Comment vivait-on avec un peu plus de 42 francs par mois ? Certainement assez bien, puisque l'on accourt de tous les villages (et bientôt des départements voisins) pour venir travailler aux Moulins-Bleus. On remarquera toutefois qu'il est assez rare que la famille entière travaille chez Saint-frères, les revenus sont diversifiés. Généralement un ou deux seulement des membres de la famille y travaille chez Saint-frères, souvent le père ou le dernier des enfants en âge de travailler, lequel trouve là son premier emploi et se qualifie sur place. Les autres membres de la famille exercent d'autres emplois (cultivateur, ménagère, charpentier, etc.) ou restent à la maison (y compris parfois pour le tissage). Les femmes et les filles sont aussi représentées à l'usine, et ce n'est plus de manière marginale. Elles forment plus du quart des travailleurs (plus de 160 sur 600).

Parfois c'est presque toute la famille qui gagne sa vie à l'usine. La paye peut alors être très conséquente et même palier largement à l'absence d'un homme. Ainsi, chez les CUQU, Urbain le père, marchand de peaux, et l'un des fils venant de mourir, ce sont la veuve et ses cinq enfants vivants qui se retrouvent à l'usine, mais ils rapportent la coquette somme de 103,40 francs à la quinzaine ! Et le petit dernier, Anicet, 12 ans 3 mois, n'est pas le moins vaillant : 66 heures à la quinzaine ! Une famille travailleuse peut donc vivre sans soucis financiers. Inutile de rechercher une équivalence en euros, on verra que l'on peut se loger à la cité ouvrière et avoir son jardin pour moins de 10 francs par mois (par famille), il n'est pas obligatoire de faire chauffer l'eau avant de se laver et l'on sait que le kilogramme de pain coûtait environ 35 centimes à cette époque. Bref, à L'Etoile, si la maladie ne survient pas et si la famille reste soudée, on doit même pourvoir épargner un peu.

Mais comme Anicet, ils sont une vingtaine d'enfants âgés de moins de 13 ans à travailler jusqu'à 75 heures par quinzaine ! Personne ne semble encore s'en plaindre, pas plus que du temps passé, en plus des 12 heures par jour à l'usine, à effectuer chaque jour le trajet aller et retour depuis Condé-Folie, Bouchon, Long ou Pont-Remy ! On l'a dit, même s'il ne devait pas rester beaucoup de temps pour profiter de ses deniers durement acquis, cette nouvelle vie attirait hommes et femmes de tout âge. Et ce brassage entre stelliennes et populations nouvelles devait avoir bien des attraits..., le nombre des naissances hors mariage monte en flèche !

Cités ouvrières et jardins

Contrairement à une idée reçue, ce n'est pas Saint-frères qui innova à L'Etoile avec des cités ouvrières ; les premières étaient déjà construites à son arrivée. L'acte d'achat de l'usine en 1883 le prouve, en incluant dans la transaction deux cités ouvrières, l'une de 36 maisons, lieu-dit les Croupes (vers le milieu de l'actuelle rue des Moulins-Bleus), et l'autre de 9 maisons (vers les rues A. Gigaut et V. Hugo). La seconde cité avait été construite entre 1872 et 1883 par le vendeur de l'usine, Octave Blanchet, manufacturier et maire de L'Etoile. Et la première cité, encore plus ancienne, existait déjà en 1872 puisque le dit Blanchet l'avait rachetée à cette date à ses parents.

On comprend que, vu la durée des journées de travail, il était préférable d'habiter à L'Etoile ou, mieux encore, dans une cité à proximité de l'usine. Le Grand livre dénombre ainsi 58 personnes ayant une retenue de salaire pour le paiement d'un loyer à Saint-frères. Les recensements nous montrent que les autres adultes du logement ne travaillaient pas nécessairement aux Moulins-Bleus. C'est donc environ trois fois plus de personnes qui bénéficient de l'habitat dans ces cités. Pour la quinzaine, ce loyer est le plus souvent de 3 francs, dans une fourchette pouvant aller de 2,50 francs à 5 francs. On relève aussi 38 jardins Saint-Frères, souvent cultivés par ceux des cités, mais pas toujours (moyenne : 1,64 francs ; maximum : 5,10 francs).

Dans ce modus-vivendi, Saint-frères tient ses ouvriers, mais en contrepartie ceux-ci trouvent des conditions de vie que beaucoup d'habitants des villes peuvent leur envier. Il semble toutefois que les rotations dans ces cités soient alors assez rapides, habitat provisoire ou espoir d'emploi mieux payé ailleurs ?

Localisation des travailleurs, recensements et travail à domicile

La seule mention d'un prénom, incertain, rend difficile la détermination des chiffres exacts des domiciles par village. Sur les 600 ouvriers et salariés de la liste Saint-frères, on n'en retrouve seulement qu'environ 160 sur le recensement de 1881 de L'Etoile, 100 sur celui de Condé-Folie et 50 sur celui de Bouchon. Signalons que le recensement de 1881 de Condé-Folie mentionnait environ 150 tisseurs (dont 127 hommes), 5 manufacturiers (patron, employé ou sans précision) et même une Rue de la Fabrique ! Dans la centaine d'ouvriers que l'on retrouve à L'Etoile en 1886, un grand nombre ont donc délaissé l'emploi sur place, dont deux employés manufacturiers (Arthur BEAUSSART et Jean-Baptiste LEGRIS), ainsi que de nombreux jeunes ou adolescents. Pour Bouchon, seules 2 fileuses sur les 23 désignées, les deux plus jeunes, se retrouvent dans le Grand livre de Saint-frères en 1886. Les autres fileuses, âgées de 32 à 81 ans (en 1881), ne travaillent donc pas aux Moulins-Bleus mais à domicile, comme il était jadis de coutume. Les chiffres sont bien plus important encore à L'Etoile. On relève en effet 131 tisseurs (87 hommes et 44 femmes) et 11 fileuses, selon les mentions portées dans le recensement de 1881, qui ne figurent pas dans la liste de Saint-frères. Les stelliens non plus n'ont donc pas encore tous délaissé leur métier à tisser à domicile. Ces adeptes de la tradition continuent donc à revendent leur production à un intermédiaire du textile, peut-être à société Saint-Frères, mais alors dans le cadre d'une autre comptabilité.

Pour Long, en attendant le dépouillement des recensements, on dispose au moins du témoignage de Jean Bellard. En 1983, dans l'une de ses publications sur Long au xixe siècle, il écrivait : (En 1883), Jean Baptiste Saint fait l'acquisition d'un tissage mécanique de jute implanté aux Moulins Bleus, commune de l'Etoile. Il y construit une nouvelle usine comportant une filature et 1300 métiers à tisser. C'est sans doute à partir de cette époque que des ouvriers de Long commencèrent à aller travailler "à chés Moulins Bleus". En plus d'une journée de douze heures passée debout devant un métier, ils devaient faire, chaque jour, une marche d'une douzaine de kilomètres ; Long étant situé à environ six kilomètres de leur lieu de travail ; et cela pour un salaire compris - par jour - entre 0.90 F (sans doute pour les enfants) ; et, exceptionnellement, 4.50 F - le plus souvent situé aux environs de 2 F. (...) Le conseil municipal, ému de la situation pénible des 120 ouvriers de Long employés à l'usine des Moulins Bleus, fut d'avis, le 11 septembre 1893, que la commune participât, par une subvention annuelle de 1500 F, aux frais de transport par bateau, du village, à leur lieu de travail, situé, lui aussi sur la rive droite de la Somme. La Maison Saint, de son côté, s'engageait à verser la même somme. Les ouvriers ne devaient payer que 0.05 F par jour. Un accord fut signé dans ce sens le 23 août 1894, entre les représentants des ouvriers, et M Cailly Léon, batelier à Long. Le départ avait lieu à 4 heures du matin, du 1er avril au 30 septembre et à 4h 3/4 du 1er octobre au 31 mars. Les ouvriers quittaient l'usine le soir à 6h 1/4 pendant la première période et à 6h 3/4 pendant la deuxième. Le trajet durait un peu plus d'une heure à l'aller, et peut être un peu moins au retour. Ce service avait lieu tous les jours, sauf les dimanches et jours fériés, ainsi que les lundis et mardis des fêtes de Long et de l'Etoile, mais ces jours de congés n'étaient pas payés. Le premier bateau qui assura le service fut une péniche aménagée à cet effet. On l'appela "Le Nautilus", et celle qui l'a remplacée : "La Belle Poule". Elles étaient toutes deux tirées par des chevaux. Mais le troisième bateau qui fonctionna jusqu'à la dernière guerre, était un bâtiment assez élégant qui avait navigué en Méditerranée : il s'appelait "Le Beau Vallon" et était pourvu d'un moteur.

Il reste donc encore près de 300 travailleurs incrits sur le Grand livre dont le domicile est à localiser... La réponse viendra lorsque l'on disposera des relevés informatiques des recensements de 1881 de tous les villages voisins de L'Etoile. En attendant ces précisions, rappelons nous que, pour 10 ou 20 ans encore, 440 hommes, femmes et enfants viendront chaque jour à pieds de Condé-Folie (un passeur en face de l'usine leur faisait traverser la Somme), de Long et même de Pont-Remy... Dernière mise à jour : 6 avril 2005.

 
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